Rambouillet

22 août 1944 - Rambouillet

PARIS

LE SCEAU DE LA LIBERATION

Vers Paris

 

LE 21 août, nous étions toujours devant Argentan. Glissant derrière nous, l’armée américaine avait progressé jusqu’à Dreux et jusqu’à Chartres, poussé des reconnaissances vers Rambouillet. Puis, tandis que de Dreux notre XVe Corps (sans nous) attaquait droit au nord et coupait la Seine à Meulan, on voyait au sud la tache des reconnaissances blindées toucher le fleuve vers Fontainebleau. Le commandement américain soumettait ses décisions à la froide raison militaire, débordait Rouen, puis Paris.
Paris : pour nos alliés, objectif impersonnel et difficile, émiettant les colonnes dans les dédales interminables de ses banlieues, déversant sur leurs pas les torrents inconnus de sa population.
Pour nous : la première étape, aussi nécessaire dans la chaîne de nos efforts que tous nos gestes passés. Mais aussi, dépassant infiniment n’importe lequel de ces gestes, celle qui devait les sceller tous, les rendre tous en bloc à notre pays. Plus encore, nous menant au cœur de ce soulèvement de toute la France, au nom duquel tant de silhouettes décidées étaient déjà venues à notre rencontre aux détours des chemins, l’étape qui devait nous ressouder à notre propre peuple dans le cyclone de sa libération. Car depuis le 19, nous le savons, Paris fermente et s’allume.
Le Général a pris seul la décision, le 21, d’envoyer aussi loin que possible une antenne qui prendra un contact étroit avec tout ce qui se passe, qui poussera dans Paris même si faire se peut, qui verra avec nos yeux et qui renseignera. L’insurrection de la capitale, si profonde dans ses racines, ne peut s’épanouir et gagner sa pleine liberté que si elle est immédiatement étayée par l’armée. Le détachement de Guillebon, un escadron de chars légers, un d’automitrailleuses et une section d’infanterie sur half-tracks, part ainsi en précurseur le jour même.
Le 22, le Général en appelle au groupe d’armées. Sur le terrain des avions de liaison il attend jusqu’à 7 heures du soir le retour du général Bradley, lui-même en conférence avec le général Eisenhower : c’est dix minutes avant l’heure fixée par le pilote pour pouvoir rentrer avant la nuit que les deux généraux ont enfin leur définitif entretien. Entre temps, le général Leclerc avait longuement questionné un officier échappé de Paris, venu exposer officiellement au commandement américain la situation de la capitale.
De proche en proche, de quartier en quartier, le soulèvement s’étend depuis la matinée du 19 août. A 9 heures, ce jour-là, au parvis Notre-Dame, où la foule s’était spontanément amplifiée, les drapeaux avaient été hissés aux tours de la cathédrale, à la Préfecture, à l’Hôtel de Ville; la police, en grève depuis le 15, s’était lancée à l’assaut de la Préfecture, qu’elle n’avait quittée que pour la reconquérir. Dans tous les quartiers avaient surgi drapeaux et barricades, toutes les mairies avaient été progressivement libérées ; les F.F.I., obéissant à leurs mots d’ordre, axaient commencé partout leur guérilla. Après quelques inutiles démons-trations, les Allemands avaient, par l’intermédiaire du consul général de Suède, négocié une « convention d’évacuation ».
Le 21, cependant, il était évident que celle-ci restait lettre morte. Les Allemands étaient redevenus maîtres des grands itinéraires, rejoignant les bastions où ils étaient indiscutablement chez eux : autour de l’hôtel Meurice, où le général von Choltitz avait son Q. G., les Tuileries et le ministère de la Marine; le Luxembourg et le Sénat; le Palais-Bourbon, accoté au Quai d’Orsay; le Majestic et sa Gestapo; l’immeuble de la Kriegsmarine ; les casernes, celle de La Tour-Maubourg comme celle de la République, plus l’Ecole militaire; Vincennes et son donjon. Par derrière, toute la ceinture de la grande banlieue. Reprenant l’initiative, ils attaquaient à leur tour, progressivement exaspérés de la résistance insoupçonnée qu’ils rencontraient : des mairies étaient reprises; contre la Préfecture encerclée, qui se défendait avec leurs propres armes, ils allaient multiplier les assauts.
Paris, dont les munitions s’épuisent, en appelle aux Alliés. Le général Bradley se rend chez le général Eisenhower.
Il n’a fallu que quelques instants à l’Etat-Major américain pour modifier à la fois la conception qu’il se faisait du problème et ses décisions. Quand le général Bradley saute d’avion, il a déjà l’accord de son chef. La présence du général Leclerc lui permet de prendre immédiatement ses décisions et de confirmer ses ordres : la Division est lâchée sur Paris.

*

Deux heures après (il fait presque nuit), le Général rentre au verger de Fleuré, où est déployé son Q. G. Sous les pommiers étonnamment calmes dans le soir, nous attendons son retour. Voici que nous nous portons d’instinct vers la silhouette indécise qui apparaît au bout du champ; avant même que la Jeep soit arrêtée, elle crie ses premiers ordres : « Gribius…, mouvement immédiat sur Paris ! »
Les tentes se rallument sur les machines à écrire, qui répercutent et amplifient ces quelques paroles pour en faire des ordres, les voitures et les téléphones se réveillent, les bagages se plient. En dix secondes il ne reste plus rien du calme verger.
Et le lendemain, au petit jour, nous nous retrouvons sur la route. Encore 200 kilomètres : Sées, Mortagne, La Loupe, Maintenon. Par de petits itinéraires en forêt ou dans les champs, nous tournons autour de Chartres, puis nous rejoignons la route de Rambouillet. Les bornes dévident en décroissant les chiffres de leurs kilomètres, qui ont maintenant Paris pour origine.
Où nous arrêterons-nous ? Les ordres alliés précisent seulement que nous devons nous emparer des ponts sur la Seine, en première urgence de ceux de la boucle aval. En cas de résistance sérieuse, nous devons nous arrêter et nous mettre sur la défensive. Nous serons suivis et appuyés sur notre droite par la 4e Division d’infanterie américaine, le tout aux ordres du Ve Corps.

*

A l’entrée de Rambouillet, la grande silhouette familière d’un officier de spahis, le lieutenant Bergamain, nous attend. Le détachement de Guillebon a reçu hier soir par radio l’ordre de prendre le contact « par le feu » et de renseigner le Général à son arrivée : ainsi seulement ce dernier pourra-t-il, dans la confusion des informations contradictoires, trouver une base solide à ses décisions.
Bergamain est couvert de sang. A 3 kilomètres à la sortie de Ram-bouillet, sur la route de Trappes, son char de tête a rencontré les chars allemands : ils sont dans la région au moins une quinzaine, appuyant une défense qui semble cohérente.

Pendant que les radios arrêtent les colonnes, qui suivent sur ses talons le Général parti en tête, puis leur distribuent quelques ordres de déploiement, nous complétons rapidement les données un peu brutales de la « reconnaissance par le feu ». Voici Guillebon lui-même, qui a essayé la route d’Orléans jusque vers Arpajon : la résistance semble se diluer vers l’est et le Général oriente immédiatement vers cette zone le grou-pement auquel il entend confier l’effort principal, celui du colonel Billotte.
Puis, après avoir surmonté quelques barrages un peu trop curieux nous sommes à l’abri de la grille du parc, et nous donnons audience sous les arbres séculaires. Les agents de renseignement, tous volontaires, ne manquent pas : certains vont s’avérer excellents, et lorsque, sa manœuvre prenant corps, le Général voudra préciser quelques points, plusieurs partiront dans les lignes pour revenir au cours de la nuit avec les réponses à toutes nos questions.
Dans les derniers jours, von Kluge, un instant pris de vitesse et qui avait laissé les automitrailleuses américaines arriver jusqu’à Versailles, avait esquissé une parade. L’Etat-Major de la 1re Armée allemande, replié de Bordeaux, avait maintenant la responsabilité de sauver ce qu’il pouvait de la déroute de la 7e Armée en couvrant la vallée de la Seine en amont du confluent de l’Oise. Entre les deux méandres de Mantes et de Juvisy, qu’elle reliait par le plus court chemin, cette couverture avait été portée résolument sur la rive gauche, évitant la grosse agglomération urbaine de la région parisienne pour s’appuyer sur la vallée- de Chevreuse : ses points d’appui étaient Montfort, Trappes-Saint-Cyr, Saclay-Palaiseau, Orly.
Pour les Allemands, il ne s’agissait pas de conserver Paris. Il s’agissait, dans une zone où le fleuve ne peut pas être défendu, de retarder à tout prix l’irruption entre Marne et Oise de puissantes forces alliées. Plus au sud, le double obstacle de la Seine et de la Marne et l’allongement des itinéraires rendaient le danger moins pressant.
La 1re Armée allemande disposait sur place d’une artillerie parfai-tement adaptée à cette mission : c’étaient les nombreuses pièces de D.C.A. qui entouraient la capitale. Il y avait là plus de 88 qu’il n’en fallait non seulement pour interdire les axes, mais encore pour étoffer un plan de feu puissant et continu. Les mitrailleuses de 20 épaulaient contre le combat rapproché cette ossature, qui se garnissait de quelques chars et d’une infanterie disparate, au hasard des fuyards ou des renforts de fortune : c’est elle qui cédera la première, les troupes et les cadres de la D. C. A. locale se battront en général bien.

*

Poussée jusque-là par une nécessité plus vaste que les enchaînements militaires, la Division, maintenant à pied d’oeuvre, devait donc se concentrer sur son problème immédiat, qui, lui, était militaire. Techniquement, sa difficulté était grande; étayée sur sa droite seulement, elle devait forcer une ligne, puis pénétrer dans une immense agglomération truffée de points forts et toujours libre de se renforcer par le nord. Ses colonnes y feraient de longs trajets, livrées à elles-mêmes, sans qu’on puisse songer à une protection de leurs flancs, ni même de leurs arrières.
Le Général va plonger de l’avant, portant son attaque de deux bases écartées de 30 kilomètres et, au début, sans liaison l’une avec l’autre : Rambouillet et Arpajon. Il poussera simultanément la vigueur et la vitesse des deux colonnes au cœur de la place, où en convergeant elles s’épauleront : après seulement elles achèveront le travail laissé en arrière. D’Arpajon, le colonel Billotte remontera en suivant la direction générale de la grand’route d’Orléans, cherchera à droite et à gauche les chemins les plus favorables, mais ne pourra beaucoup s’en écarter sans risquer de tomber dans les pièges d’Orly et de Palaiseau. De Rambouillet, le colonel de Langlade, passant entre les deux points d’appui de Trappes-Saint-Cyr et du plateau de Saclay, progressera par Toussus-le-Noble jusqu’à la vallée de la Bièvre, qu’il traversera vers Jouy-en-Josas pour gagner ensuite, par Villacoublay, Clamart et le pont de Sèvres. Le colonel Dio, pour l’instant en réserve, suivra dans le sillage de Billotte tandis que Morel-Deville fera devant Trappes le maximum de volume pour y fixer l’attention.
A 18 heures, le général de Gaulle arrive à Rambouillet. Le général Leclerc lui expose son problème militaire, lui soumet ses décisions. Chez le général de Gaulle, on aurait pu s’attendre à voir réapparaître les réflexes du métier, s’ébaucher quelques remarques dans le vif du sujet. Son regard s’était seulement porté un peu plus loin, il s’était borné à ajouter : « Vous avez de la chance !… »
Mais l’objectif qui remplit sa pensée, qui est devenu sa pensée même, le reprend vite dans l’exigeante gravitation qui se décuple au rythme de l’approche. Il demande à être renseigné sur nos progrès minute par minute.

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