LES TRANSMISSIONS

C.M.T.


LE
S TRANSMISSIONS

Extrait de LA 2e DB – Général Leclerc – Combattants et Combats – EN FRANCE

 

Dix heures du matin, dans la plaine alsacienne, la colonne de commandement file bon train sur Strasbourg. En tête, le Général, cartes sur les genoux. Derrière lui, deux chars qui donnent tout ce qu’ils peuvent, puis Jeeps, command-cars, tout l’échelon avant de l’Etat-Major. A l’arrière enfin les véhicules radio des Transmissions, half-tracks et camions, vibrant de toutes leurs antennes déployées. Passagers et conducteurs ont le regard anxieux. Que se passe-t-il ? Que va-t-il arriver ? Que signifie ce silence impressionnant, ce vide ? Tout l’univers de chacun s’inscrit dans la minute qui va suivre.
A l’intérieur d’un half-track l’opérateur ignore tout de cette tension. Les écouteurs aux oreilles, il n’est attentif qu’aux ti ti ta qui portent dans leurs longues et leurs brèves l’espérance de chacun.

Ecoutons-le :
« Croyez-vous que j’aie le temps de regarder le paysage et de demander aux copains ce qui se passe ? Allez entendre quelque chose avec ce moteur qui pétarade et ces chenilles qui ferraillent ! Ce grand jean-foutre de conducteur a encore décollé; on se tape au moins du 40 milles. Heureusement que je ne travaille pas en « phonie » ! La « phonie » ? ah ! non, ce n’est pas comme le téléphone. On ne peut pas écouter et répondre à la fois : « Ici, Xavier, Isidore; ici Xavier, Isidore… je vous entends «bien… répondez!» Et voilà l’autre qui vous débite son boniment. Il faut attendre qu’il ait fini et annoncé le fatidique « Répondez ! » pour avoir droit de l’ouvrir à son tour. Alors, quand on n’y pige rien ou qu’on a perdu son carnet de messages, on écoute avec fatalisme, puis on lui annonce : « Répétez à partir du 10ème mot », et l’on recommence à écouter la voix du copain, sa voix de radio toute monotone et défigurée comme au prêche, si bien que s’il s’énerve, heureusement que ça ne se sent pas. Essayez avec ça d’inviter un copain à venir à la pêche dimanche prochain dans un petit trou qu’il ne connaît pas, vous m’en direz des nouvelles !…
» C’est pour vous raconter des histoires que je vous dis tout ça; moi, je travaille en « graphie ». Vous comprenez : les Etats-Majors, ça travaille à grande distance: 50-60 kilomètres, quelquefois plus. La « phonie », c’est bon pour des petites distances : 6 kilomètres, 8 quelquefois. Alors, quand vous avez un groupement tactique qui fonce loin en avant, il n’y a plus que la « graphie », autrement dit, moi et mon poste : S.C.R. 198… Bien sûr, ça n’est pas facile, mais avec la « graphie » il y a moins d’erreurs; là où c’est compliqué, c’est quand il y a un imbécile qui se colle sur votre longueur d’onde. Vous ne pouvez pas l’eng… parce qu’il n’a pas lu l’ordre pour les Transmissions ou parce que son poste est mal « aligné ». Et puis quand c’est pas les boches qui s’en mêlent ! Heureusement que je ne suis pas un bleu. J’étais dans la marine avant et je prends à 1.200…
» Attendez, je pense que c’est un message pour moi. Où est mon crayon ? C’est encore Pierre qui me l’a fauché !
» – – F.G. — M.X., oui, c’est pour moi.
» C’est fini, je passe ça au sergent. Il faut qu’il traduise avec son slidex, son espèce de grille qui sert à transcrire des bouts de phrases en code. Ça change tous les jours et même à chaque message; A.M., hier, ça voulait dire : « Envoyez-moi un camion de munitions », demain, ça sera : «Suis arrêté par canons antichars.» J’y comprends pas grand-chose, mais lu’, le sergent, il se débrouille comme pas un. Pensez-donc, il a de l’expérience : toute la Libye dans une automitrailleuse, puis la Tunisie… Mais ça m’a l’air important, ce message ! Regardez-le gesticuler après le motard… »
II faut croire que le motard a en effet compris la mimique du sergent- chef du poste radio. Démarrage foudroyant; il remonte la colonne à la recherche du destinataire, le chef du 3e Bureau. Coup d’oeil de ce dernier: «Vite, portez-moi ça au Général.»
De fait, ça doit être important. Le Général s’arrête, bientôt rejoint par son chef du 3e Bureau. Quelques mots brefs, un ordre, un message en deux lignes, et le motard repart, les codes et les ondes se mettent au travail en sens inverse, tout un sous-groupement va être dévié et foncer sur la trace de celui qui a trouvé la brèche et a déjà atteint les premières maisons de Strasbourg.
Tout cela a été fait au vol. Grâce aux Transmissions le chef a été renseigné et l’ordre est parvenu en quelques minutes à un subordonné dont on ignorait remplacement exact. Sans les Transmissions, plus de commandement. Et, lorsque la Division manœuvre dans une course folle, qu’elle bouscule l’adversaire, la radio est le seul moyen qu’ait le Général de freiner ou d’accélérer les chars, de modifier leurs missions ou de changer leurs itinéraires.
Rênes invisibles qui retiennent la meute, ou fouet qui l’excite.

*

 

Dès l’instant où la Division ralentit, qu’elle stationne, qu’elle participe à des actions locales ou qu’elle tienne un secteur, le sans-fil cède progressivement le pas au téléphone et aux messagers, conducteurs de Jeeps ou motards. Elle a alors son bureau de poste, le «message Center». Du bureau de poste il n’a certes pas l’apparence : c’est bien souvent dans une modeste salle de village aux deux tiers détruite qu’il s’installe. Mais du moins en a-t-il l’activité fiévreuse. Rendons-lui visite… Des pancartes « M.C. » nous guident sûrement vers lui.
Dès que nous approchons nous voyons des Jeeps, des motos qui s’enfuient de tous côtés, portant dans toutes les unités les sacoches pleines du précieux courrier : les ordres, les états… et le bulletin quotidien édité par les Transmissions qui apporte chaque matin les nouvelles .entendues à la radio pendant la nuit.
Dans cette salle de village peu accoutumée certes à tant de va-et-vient retentissent les sonneries du téléphone, le cliquetis des machines à chiffrer, des télétypes, ces merveilleuses machines à écrire à distance.
Le régulateur, imperturbable, reçoit les télégrammes, les plis, les enregistre avec rapidité, jette un coup d’œil sur l’état de ses liaisons, sur sa carte renseignée, tranche et jette un mot bref : chiffre, cabine T-12…
Le planton se précipite et porte le précieux papier au poste qui doit en assurer l’acheminement.
Dans la pièce voisine nous entendons des sons étranges; c’est le téléphoniste devant son standard qui parfois pousse des hurlements : «Allô! Rhubarbe, j’écoute… Allô! Hippopotame, parlez…» Toutes les plantes, tous les animaux sont évoqués. Chaque unité possède en effet une appellation téléphonique, chaque abonné du P.C., un numéro. Le standardiste, toujours calme et placide devant l’avalanche des volets qui tombent, l’enchevêtrement des cordons, connaît tout cela par cœur : il sait que chou-fleur peut être atteint par Navet, que lorsqu’on lui demande le capitaine X… c’est le numéro 25 qu’il faut sonner.
A côté, un sergent peigne avec une pince une immense chevelure qui vient s’étaler sagement sur un répartiteur bien ordonné. Qui professait donc avec assurance que la Division blindée ne se servait qu’exceptionnellement du fil ? Les équipes de construction feraient sans doute un mauvais sort à ce faux prophète, car avec un effectif ridicule elles doivent construire et entretenir un réseau extrêmement étendu. Songez qu’il y a parfois une bonne centaine de kilomètres entre les éléments extrêmes de la Division. Aussi avec quelle voracité le chef d’équipe se précipite-t-il sur les rames des P.T.T. que la bataille n’a pas trop malmenées !
Ainsi l’on a pu voir pendant la marche sur Paris un groupement tactique réaliser une liaison téléphonique avec la préfecture de police alors que la capitale était encore occupée. Et pendant la marche vertigineuse sur Strasbourg le téléphone servit à jeter la confusion chez l’adversaire. Mais ne nous avait-il pas appris ce jeu en 1940 ?

*

 

Cependant, même au stationnement, le radio reste l’outil de base de la Division blindée, celui qui l’équipe du haut en bas de l’échelle, jusqu’à l’avion d’observation, jusqu’à la Jeep du chef de colonne. Non seulement moyen de commandement, mais moyen de combat.
La technique, l’industrie, le laboratoire ont conjugué leurs efforts pour doter les armes nouvelles d’un matériel de radio robuste, facile à manier, sûr, adapté aux exigences de la bataille.
N’est-il pas merveilleux de constater qu’on ait pensé à doter les chars d’appareils de transmission propres à acheminer les harmoniques élevés de la voix humaine tout en proscrivant à l’entrée des émetteurs les sons graves provenant des moteurs, des chocs sourds des tirs ! N’est-il pas étonnant d’apprendre que cette petite boîte, de la grosseur d’un paquet de vermicelle, que nos artilleurs manient à longueur de journée est un poste émetteur-récepteur à cinq lampes; avec réception superhétérodyne, s’il vous plaît, piloté par quartz, bien entendu, et dont par-dessus le marché toute l’alimentation haute et basse tension est incluse à l’intérieur du minuscule boîtier ?
N’est-il pas remarquable, enfin, qu’on soit parvenu à «varianter» suffisamment la puissance, la gamme et le mode d’utilisation des appareils radio pour permettre à des millions de réseaux de trouver leur place dans les bandes, tout de même étroites, des ondes militaires ?

Aussi va-t-on de la portée kilométrique de la boîte de vermicelle, d’une puissance inférieure à un watt, aux portées pratiquement illimitées des gros ensembles d’une puissance de 500 watts-antenne.
Et cette œuvre représente probablement une des plus grandes conquêtes de l’homme, une des plus belles affirmations de la science et de la technique victorieuses.
Mais toute médaille a son revers. Le matériel s’use, se fatigue, est détruit au combat. Le char sans radio est sourd. Vite, un ordre. Le poste en panne est échangé contre un poste en bon état. Le poste en panne est porté à l’atelier, au « repair shop », où, tel un chirurgien, un spécialiste l’ausculte, cherche le défaut, change une résistance ou une capacité. Une Division a grand besoin de techniciens de la radio. Penchés sur leur établi encombré d’appareils de mesure, de fers à souder, devant les carcasses des postes à qui ils viennent d’ouvrir le ventre, ils exercent un des métiers les plus difficiles, mais ils ne sont jamais tenus pour battus. Les pannes les plus étranges, les problèmes les plus difficiles ne leur résistent pas. Ils savent que la marche du combat en dépend.
Eloignons-nous encore de la zone des combats. Pénétrons dans un vaste hangar où des hommes s’affairent au milieu de caisses portant une belle bande orange. C’est le dépôt des Transmissions.
Dans le bureau, les secrétaires se penchent sur d’énormes catalogues; tel un botaniste avec sa flore, un de ceux-ci a repéré que la pièce demandée par tel escadron n’était autre que « 25 K 8975 A M». Triomphant, il inscrit des chiffres cabalistiques sur un long état. Grâce à cette gymnastique la Division percevra dans les dépôts de l’armée ce qui lui est indispensable. Travail ingrat, mais combien nécessaire : leurs camarades des chars ou de l’infanterie qui participent plus directement à l’action et que leur radio n’a jamais laissés en rade le savent bien, croyez-moi.
Et l’homme des Transmissions, qu’il soit de l’arme proprement dite ou des corps de troupe, sait bien tout ce qui repose sur lui. Jour et nuit à l’écouteur, construisant ou réparant des kilomètres de lignes, remontant en moto les colonnes ou traversant seul des régions infestées d’ennemis, il a une fois pour toutes fait abstraction de sa fatigue et de sa vie. Un mobile unique s’est emparé de lui : que le télégramme passe, dans n’importe quelles conditions et par n’importe quel moyen !
« To get the message through », comme disent nos amis américains.

Commandant DAVID
et Capitaine DIVRY

« Faire quelque chose » s’imposait. On n’entre pas dans la révo-lution pour rester couché dans son lit.
Mais quoi ? Avec un armement ridicule, des stocks de munitions réduits, des moyens de transport inexistants, sur des espaces sans fin où l’ennemi vous attend derrière ses barbelés. Il y avait bien le chameau, et il jouera son rôle magnifiquement avec Sarrazac et de Bazelaire, mais il manquait encore l’énergie capable de galvaniser ces volontés, de diriger cette foi vers des buts concrets.
Le colonel Leclerc sera cette énergie. Dès qu’il paraît, les coloniaux pensent à Marchand, à Mangin.
On prétend qu’à son arrivée au Cameroun il a eu dans la nuit une entrevue avec le capitaine Dio. Les deux hommes se sont pesés du regard, puis Leclerc, après avoir exposé la mission reçue du général de Gaulle, a simplement dit à Dio : « Vous marchez ? – Je marche », a été la réponse.
En prenant le commandement du Régiment de Tirailleurs Séné-galais du Tchad, le colonel Leclerc sait que cette unité « marche » à fond avec enthousiasme. Les coloniaux, eux, sont déjà certains que leur drapeau est entre des mains fermes. Il s’agit maintenant de travailler. Ils sont peu nombreux, mais ils préfèrent ne pas y penser, chacun travaillera pour plusieurs. N’est-ce pas Bernard ? n’est-ce pas Quiliquini ?
Des jeunes gens évadés de France et passés en Angleterre sont envoyés pour les renforcer. Leur tonus, c’est la débâcle qui l’a vivifié. Ils ont été éperonnés par l’écœurement né au spectacle d’une nation qui s’abandonne. On ne met pas un pays en pénitence ou au couvent, et c’est pourquoi les voilà, loin de leurs foyers, prêts à entreprendre la reconquête du pays perdu. Ils apportent aux coloniaux un air du dehors. Entre eux l’entente est vite complète. Ils sont tous désormais mis dans l’obligation de tirer tout d’eux-mêmes et rien de l’extérieur, je dirai même : contre l’extérieur. Quoi de plus conforme à l’action des grands coloniaux, allant toujours plus avant, sans cesse désavoués, jamais découragés ?
Il ne semble pas qu’un meilleur climat que le R.T.S.T. puisse être trouvé pour ce renouveau. Désormais, ce régiment que l’exemple des prestigieux anciens anime, que l’esprit de Psichari ennoblit ira de l’avant, derrière le chef qui personnifie la plus pure tradition de la cava-lerie française, celle du burnous rouge du capitaine de Bournazel et celle de la légendaire bravoure du lieutenant de Hautecloque, car, pour ce dernier, tous savent…

Ils ne sont pas nombreux, ces Français qui osent se dresser sur les bords du lac Tchad contre l’ennemi de la Patrie bâillonnée; si peu nombreux que le général de Gaulle en octobre 1940, à Fort-Lamy, pouvait jeter, comme péroraison de son discours, après avoir rappelé la parabole de Sodome et de Gomorrhe : « Nous sommes peu de justes, mais nous sommes plus que dix, nous sommes plus que cent, nous sommes plus que mille, et voilà pourquoi la France ne périra pas ! »

*

Je ne résumerai pas les campagnes sahariennes du colonel Leclerc… Le coup de main de Mourzouk, où mourut d’Ornano, le fusil à la main. Mort symbolique; la première pour la cause dont le Régiment du Tchad était désormais, pour l’histoire, le champion. Sacrifice pur dans son étrange simplicité, car il était sans doute écrit que la grande figure du colonel d’Ornano porterait le premier défi en territoire ennemi et serait la première victime que la « dissidence » du Tchad dresserait face à l’insolence des vainqueurs du moment. Pendant qu’il tombait ainsi, Massu, son compagnon, cicatrisait une blessure avec sa cigarette et continuait le combat…
La prise de Koufra fut le triomphe de la volonté d’un chef, du bluff raisonné, devant lesquels la baudruche italienne se révéla pleine de vent. Elle fut, d’un autre point de vue, l’expérience qui prouve que rien n’est impossible; celle qui donne au plus humble des exécutants la confiance la plus aveugle dans son chef. L’espoir que fit naître le « Serment de Koufra » explique comment il fut tenu. Les raids sur le Fe2zan au cours de l’hiver 1941-1942 permirent au Régiment du Tchad de classer ses valeurs; un de Guillebon, un Dubut, un Geoffroy et tant d’autres portèrent à l’Italien des coups terribles.
Ils aguerrirent aussi la troupe, qui commençait à prendre conscience de ses possibilités pendant que l’impatience de tous était calmée par une série d’opérations dont chacune était une victoire, à la fois sur l’ennemi et aussi, il faut bien le dire, sur ce qu’on ne voudrait pas appeler un complexe d’infériorité.
C’est « gonflé à bloc » que le Régiment du Tchad entreprit, fin 1942, la conquête du Fezzan et sa jonction avec la 8e Armée britannique sur les bords de la Méditerranée. On sait comment’ tourna l’aventure. Lorsque les coloniaux contemplèrent la grande bleue à Tripoli et que la pensée que ces mêmes ondes baignaient des rivages familiers les effleura, il se glissa une teinte de mélancolie dans leur regard. Avoir tant fait pour qu’il reste tant à faire encore !… Mais, bah ! le but était proche. Le boche occupait la Tunisie, on allait « se faire les dents » pour le bouter hors de cette terre française, et ensuite ce serait la France, enfin !…
La première sympathie exprimée dont le Régiment du Tchad connut les marques vint des Anglais et des Néo-Zélandais de la 8e Armée, dont il allait modestement partager les épreuves et aussi la gloire. Pendant cette campagne de Tunisie, il remplira les missions les plus ingrates, et quelquefois démesurées pour ses moyens, avec un brio digne des meilleurs éloges. Nos tirailleurs furent en Tunisie admirables; leur joie après leur premier combat victorieux contre les Allemands de Rommel faisait plaisir à voir. Sur les traces d’Ingold, d’Abzac, de Perceval ils s’élançaient à l’assaut avec un cran qui donnait envie de crier d’admiration.
Quelle revanche pour les dissidents !
Ils eurent alors la satisfaction de constater que le Régiment du Tchad unissait blancs et noirs dans le même idéal, que le même esprit d’équipe animait tous ces hommes dans un effort jamais ralenti pour la libération de la patrie.
Les croisés à la croix de Lorraine étaient là, prêts à franchir la mer pour porter le dernier coup à l’ennemi sur le sol natal d’abord, chez lui ensuite.

*

Il était sans doute dans l’ordre normal des choses que la rencontre des Français venus du Tchad avec les Français d’Afrique du Nord, récemment rentrés dans la lutte, ne se déroule pas dans une atmosphère de parfaite compréhension. Le fait demeure que peu après la fin des opérations de Tunisie le Régiment du Tchad était envoyé en exil en Tripolitaine. Là il se mûrit encore. Pour les tâches qui l’attendent il doit lâcher ses tirailleurs noirs. L’adieu est émouvant, les compagnons des jours de peine se séparent… Cependant de toute l’Afrique du Nord affluent des jeunes gens de tous les milieux qui revendiquent l’honneur de monter la garde autour du drapeau de ce Régiment dont l’épopée est commencée. Sous le commandement du colonel Dio, il prend le nom de Régiment de Marche du Tchad. Les nouveaux arrivants écoutent les récits glorieux que leur font les anciens ; ceux qui s’aperçoivent déjà qu’ils ont une auréole. L’esprit qui les anime imprègne ces recrues qui bientôt n’auront rien à envier à leurs aînés.
L’âme du Régiment se précise et rayonne.
C’est déjà une unité nouvelle dans l’esprit qui part en septembre 1943 pour le Maroc à la rencontre du matériel américain.
Pourquoi faut-il qu’un peu d’amertume flotte autour de ce départ ? C’est que le R.M.T. a trop bien compris les éloquentes paroles que prononçait naguère à Tunis le général de Gaulle :
« A la France, à Notre-Dame la France nous n’avons à dire aujourd’hui qu’une seule chose, c’est que rien ne nous importe ni ne nous occupe, excepté de la servir. Notre devoir envers elle est aussi simple et aussi élémentaire que le devoir des fils à l’égard d’une mère opprimée. Nous avons à la délivrer, à battre l’ennemi et à châtier les traîtres qui l’ont jetée dans l’épreuve, à lui conserver ses amis, à arracher le bâillon de sa bouche et les chaînes de ses membres pour qu’elle puisse faire entendre sa voix et reprendre sa marche au destin.
» Nous n’ aurons rien à lui demander, sinon peut-être qu’au jour de la liberté elle veuille bien nous ouvrir maternellement les bras pour que nous y pleurions de joie et qu’ au jour où la mort sera venue nous saisir elle nous ensevelisse doucement dans sa bonne et sainte terre. »

*

Au passage en Algérie le R.M.T. absorbe une partie de l’ex-Corps franc d’Afrique. Ces hommes qui n’ont pas eu la patience d’attendre la constitution d’unités régulières pour aller se battre en Tunisie et qui ont libéré Bizerte sont de plain-pied en accord avec ceux qui viennent du Tchad. La grande figure du commandant Putz les domine et les anime. L’équipe s’augmente, elle ne perd rien de sa vitalité et de son rayonnement.
Le séjour au Maroc, dans le sein de la 2e Division blindée, sera une époque de travail intensif. Il faut s’initier au matériel moderne. Sous le commandement du colonel Dio, ce sera chose facile. Pendant ce temps le Régiment se complète. Il reçoit des jeunes gens venus de France par l’Espagne. Ils ont souffert, ils espèrent. Les anciens les acceptent et les couvent, car qui parle de souffrance et d’espoir est chez lui au Régiment du Tchad.
La machine est prête. Elle va partir pour l’Europe. Chacun est conscient que le rideau se lève sur le dernier acte. Jamais unité mieux tenue ne s’embarqua pour une campagne. Il faudra faire un court séjour en Angleterre. On le mettra à profit pour se perfectionner dans l’art de la guerre moderne. On l’utilisera aussi pour servir la cause française auprès de nos amis anglais. Ceux du Tchad y furent de parfaits ambassadeurs, surtout ceux qui venaient de bien moins loin, car on ne peut décemment avouer à une ravissante «girl» qu’on arrive seulement de Rabat…
Un beau jour d’été anglais le général Kœnig remit au R.M.T. son drapeau. Officiers, sous-officiers et soldats firent le serment de le défendre et de le rendre aussi glorieux que celui qui était resté là-bas à Fort-Lamy, gardien des fastes et du souvenir d’autres épopées…
Enfin la France ! Il me serait facile de parler de l’émotion qui étreignit ces hommes lorsqu’ils touchèrent le sol français dans la nuit du Ier août 1944. Je n’en dirai rien, car elle ne se manifestait pas. Il s’y mêlait de la fierté grave et muette, faite de la satisfaction d’avoir ramené du lac Tchad en Normandie l’honneur qu’à la voix du général de Gaulle ils n’avaient pas voulu abandonner là-bas.
Et puis ce furent de durs combats, dans lesquels le R.M.T. se taillait toujours la part du lion.

Inlassables, les fantassins du Tchad, au milieu des chars, participaient à toutes les victoires. Pour eux, la haute stature de Dio, la figure de proue de Massu, la sérénité hautaine de Guillebon, le masque tourmenté de Putz, la barbiche de Dronne, le sourire de Sarrazac, le visage énergique de Corlu étaient autant de repères de la gloire vivante du Régiment.
Celui qui les avait « sortis » du Tchad commandait la Division. Il en avait fait un merveilleux instrument de bataille et, plus encore, à l’image de l’équipe du Tchad, une unité représentative de la France réconciliée, animée de l’esprit et des méthodes de l’armée de demain.
Ils eurent de beaux jours, ceux du R.M.T., à Paris, à Strasbourg, partout où la foule étonnée voyait passer ces modernes chevaliers sur des engins tonnants! Mais surtout ce sont les soirs de victoire dont ils se souviennent avec complaisance. Il suffit d’évoquer Dio à Carrouges, Corlu au Bourget, Massu à Dompaire et au Dabo, Dronne à l’Hôtel de Ville, Quiliquini à Azerailles et à Phalsbourg, Putz à Anglemont et à Strasbourg, Lavergne à Gerstheim, Perceval à Erstein et d’autres que j’oublie pour apercevoir derrière eux le R.M.T. toujours à la pointe des combats pour la libération de la France. Ce fut « un du Tchad » qui hissa les trois couleurs sur la cathédrale de Strasbourg…
L’ennemi ne foule plus notre sol. En attendant que le R.M.T. aille porter ses armes en Allemagne, et pendant qu’il se prépare à jouer son rôle dans la France de demain, adressons une pensée émue à ceux dont les tombes jalonnent la longue route, de Koufra à Strasbourg. Ils sont morts pour que la France vive, et aussi pour que le R.M.T. démontre d’une manière éclatante que l’âme des grands coloniaux et ses prestigieux cavaliers de toutes les époques de gloire hante les plis de son drapeau.
Disons avec le poète :
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre… Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre Qui les a tant perdus, et qu’ils ont tant aimée.

COLONEL VÉZINET.

Cette présentation du Régiment de marche du Tchad serait bien incomplète si son auteur devait être laissé dans l’ombre. Qui ne connaît la belle et noble figure du colonel Vézinet, exemple vivant de droiture et d’abnégation, dont la forte personnalité se manifesta si vigoureusement en 1940 et fit de lui trois ans plus tard la cheville ouvrière du régiment ? Nul mieux que lui ne saurait personnifier le caractère profond du R.M.T., et aux noms de Ksar Rhilane, du Djebel Melab, de Carrouges, du Bourget et de Baccarat restera toujours associée l’évocation de sa bravoure souriante et calme.
COLONEL Dio.

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