“CUIRASSIERS… CHARGEZ…”
LE 12e REGIMENT DE CUIRASSIERS
NOTRE plus vieux régiment de cavalerie.
Formé en 1668, « Dauphin-Cavalerie » devient par la suite le 12e Régiment de Cavalerie, puis le 12e Régiment de Cuirassiers, le « 12e Cuir »; à cheval jusqu’en 1939, il se motorise à cette date, se blinde en 1943, en Afrique du Nord.
Sa cuirasse, c’est maintenant le Sherman.
Pour la porter à la charge, les muscles et le cerveau d’un seul cuirassier, même lorsqu’il a remplacé son cheval par un Diesel de 500 CV, ne suffisent plus, il y faut maintenant l’équipage. Mais, cuirassier ou équipage, vous trouverez toujours pour animer la lourde carcasse une seule pointe de volonté, un seul cœur.
Pendant l’occupation son étendard fut caché dans le coffre-fort d’un directeur des haras du Centre de la France.
Lorsque le régiment eut atteint Paris, sa première grande étape, un officier en civil partit à sa quête dans une région encore infestée d’insécurité.
La précieuse soie qu’il ramena, qui date de l’Empire et qui fut ressortie pour la première fois aux yeux de tous sur la place Kléber à la libération de Strasbourg, porte inscrits dans ses plis, et en attendant d’autres, les noms d’Eylau, d’Iéna, d’Austerlitz, de l’Yser, de l’Arvre et de Saint-Mikael.
Extrait de LA 2e DB – Général Leclerc – Combattants et Combats – EN FRANCE
Sur cette Lorraine de brume et de boue, la pluie enfin ne tombe plus. Les hommes, immobiles, sont là; depuis longtemps massés à angle droit devant les chars. La lassitude envahit les regards, les corps mouillés : on ne se bat plus, pire, «on moisit »… Les nouveaux engagés sont à peu près certains cette fois d’avoir manqué leur affaire ! Quant aux anciens, ils parlent batailles, assaillis de souvenirs et de regrets.
Et pourtant il va suffire tout à l’heure de trois mots pour redresser les têtes et faire battre les cœurs. Soudain le champ s’anime, des officiers s’agitent, passent des ordres à voix basse. Une voix hurle : «Garde à vous ! » Plus une tête ne bouge. Seules six cents paires d’yeux cherchent le colonel, surveillent sa venue, veulent son regard. Je ne le vois que lorsqu’il est devant moi. Mais, la tête haute, raide comme un bâton, je ne le vois presque plus à trop bien le fixer. Je devine seulement son pas précis, rapide à l’ordinaire et qui hésite dans la boue, sa canne devant mes pieds tenue d’une main ferme, sèche, son regard noir glissant lentement sur nous. Déjà il est passé. Maintenant, au centre du terrain, nous dévisageant durement, il hache ses phrases, lancées comme des coups : « Nous surprendrons l’ennemi par notre audace dans la plaine d’Alsace. » L’ordre du jour est net : « Nos vies ne comptent pas. » Je sens autour de moi comme un frémissement muet. Très droit, mon voisin me pousse du coude et me glisse : « Cette fois-ci, ça y est !… » Je lui réponds : « Tant mieux ! »
Cinq jours plus tard à peine, nous apprenons la prise de Blamont par les Américains. Ces Américains qui nous précèdent à l’attaque de quelques heures et que nous allons relever, paraît-il, dépasser de toute la vitesse de nos moteurs, le moment de l’exploitation venu, pour engouffrer dans l’arrière des lignes allemandes une quantité maxima de chars, de canons et d’hommes. Mission typique de cavalerie, faite d’audace, d’initiatives et qui nous convient parfaitement, nous enchante : nous avons hâte de découvrir du haut des Vosges la grande plaine alsacienne.
Aux premières rumeurs, les hommes, trop heureux, se sont rués sur leurs engins. L’ordre de départ trouvera tout le monde en place, les paquetages bien arrimés sur les moteurs, les pleins faits. Il a gelé dans la nuit, et le sol durci facilite singulièrement les manœuvres. Si l’on pouvait disposer de quelques jours de temps clair, sec, nul doute alors que l’on ne renverse tout sur notre passage !
Le lendemain, 19 novembre, nous trouve à Reherrey, sinistre, abandonné, où nous avons passé la nuit à la lueur d’une baladeuse branchée sur les batteries du char. Dans la matinée, deux ou trois avions allemands rasent les toits du village et mitraillent à la sortie de celui-ci un convoi de camions sur la route de Brouville. Je me précipite sur la tourelle pour y installer la «50 » en D.C.A., mais un officier me voyant faire me rappelle que l’on ne doit tirer qu’en cas d’attaque directe. Rien à répondre…
Mais les Américains ont dû trouver un passage. A 15 heures nous repartons… Les hommes d’un bond grimpent sur leurs monstres avec des agilités de danseurs de corde. A 15 h. 15 la colonne reprend la route. Au fur et à mesure que nous avançons vers ce front qu’on nous refuse encore, nous trouvons une région toujours plus encombrée. Par toutes les routes, par les chemins même, de longues files de chars, d’automitrailleuses, de destroyers s’acheminent lentement vers leurs positions d’attaque. Aux croisements les hommes de la circulation routière, avec leurs bras tendus, ont l’air de sémaphores de gares de triage. Par mon périscope, je ne découvre de tous côtés que voitures légères ou lourdes, chenilles, tourelles, 75 de Sherman ou 76,2. A droite, à demi embourbée dans un chemin glissant, de l’artillerie chenillée, des auto-canons, des mortiers. Devant, des spahis à calots rouges, hauts perchés sur leurs « légers » trop grêles, à gauche des fusiliers marins…
Tout ce monde d’apparence hétéroclite forme le « Groupement tactique » homogène, aux ressources diverses, aux articulations souples, divisé à son tour en «Sous-Groupements », puis en «Détachements », unités mixtes composées de chars, d’infanterie et de mortiers ou d’artillerie chenillée, permettant une action indépendante, rapide, susceptible de se lancer en pointe, de combattre et de se défendre par leurs propres moyens. Nous formerons ainsi à Hablainville, où nous retrouvons une section d’infanterie et un peloton de mortiers destinés à appuyer nos chars, le détachement Compagnon, sous les ordres du capitaine de notre Escadron. Nous appartenons au Sous-Groupement Rouvillois, avec deux autres Détachements : ceux du lieutenant Briot de La Crochais et du capitaine Lenoir.
Seconde nuit d’attente, à Domjevin. Dans une cave étroite où les Américains ont laissé un peu de paille et où nous serons quinze. Nuit brève, inconfortable : à 5 heures tout le monde est debout. Les conducteurs se glissent aux postes avant, font chauffer les moteurs ; les véhicules manœuvrent pour reprendre la route. On n’y voit rien et l’on s’aveugle à coups de torche. A 6 heures, départ.
Mais, puisqu’on va combattre, il pleut de nouveau ! La route qui nous mène à Avricourt, par Vého et Lintrey, est extraordinairement boueuse, et dans la nuit les conducteurs marchent presque au jugé, l’œil rivé sur le feu rouge du véhicule précédent.
Le jour enfin se lève, la pluie redouble et suinte par les moindres ouvertures, coule dans le dos des hommes… D’une heure à l’autre nous allons maintenant être engagés. Dans les tourelles, tireurs et radio-chargeurs font leurs derniers préparatifs, dégagent les obus, sortent les bandes de mitrailleuse. J’arme la mienne, qui percute normalement. La culasse du canon, correctement graissée, dégage une impression de force. L’Allemand n’aura qu’à bien se tenir.
A la traversée de Réchicourt, profitant d’un embouteillage, des soldats américains nous tendent des quarts de café bouillant, et nous nous sentons mieux aussitôt. Plus loin, dans un bois, des fantassins sont massés en grand nombre. Ils nous regardent passer avec cette indifférence étonnée des soldats pour tout ce qui n’est pas de «chez eux». Nous passons Saint-Georges, Lorquin, qui vient d’être pris, puis arrivons à Xouaxange. Là commence notre aventure. Xouaxange, c’est le canal de la Marne au Rhin, le premier obstacle naturel à franchir, dangereux pour les chars. Par chance, les Allemands n’auront pas eu le temps de faire sauter le pont : la coupure ne nous arrêtera pas. Mieux, la trouée est trouvée : les cavaliers que nous sommes n’ont plus qu’à foncer sur l’objectif suivant : la Sarre, qu’il va falloir franchir aussi.
Nous passons le canal sans difficulté, malgré l’inondation causée par la destruction du pont de chemin de fer : les chars ont les chenilles dans l’eau quelques instants. Nous allons obliquer vers l’ouest, sur Héming, où les Américains seraient arrêtés. De là nous marcherons en direction générale nord-est, l’ordre d’emprunter l’itinéraire «A » – – le plus au nord — étant échu au sous-groupement Rouvillois. Le colonel commandant le «12e Cuir » va se lancer sur la Sarre, les Vosges, Strasbourg.
Dès le début de l’après-midi nous rencontrons les premiers éléments ennemis ; sur la route qui serpente à travers champs, les chars ont pris leur place de combat. Se succédant à intervalles d’une cinquantaine de mètres, ils progressent maintenant de bond en bond. Le pays ? Peu favorable à l’attaque. Le terrain vallonné forme autant de compartiments, de crêtes boisées, de fonds marécageux où l’ennemi semble n’avoir qu’à s’embusquer et nous attendre de sang-froid. La route en lacet risque toujours de ménager des surprises. Pourtant il faut foncer, sans craindre la vitesse, qui peut en certains cas constituer l’unique chance de salut. Devant nous, à quelque 200 mètres, le char de tête pousse ses moteurs à fond. Le secteur paraît calme, la progression s’effectue rapidement, sans incident. Mais à chaque seconde l’oreille reste tendue, guettant le coup de canon, la rafale ou l’explosion qui déchaînera la bagarre. Le temps paraît presque lent de cette attente qui éprouve les nerfs : d’une seconde à l’autre, le perforant peut fendre l’air, qui traversera la tourelle au mépris du blindage, dans sa formidable puissance, et fera voler à l’intérieur du char une poussière d’acier déchiqueté.
Soudain, c’est le soulagement, l’ennemi qui se dévoile, qu’on peut tirer et qui, surpris, perd ses moyens, vise mal et par là se condamne, terrorisé devant l’apparition des chars, la cadence des mitrailleuses, les effets foudroyants du 75 explosif. Mais ce coup de canon ? Je regarde le tireur, il tourne brusquement la tête et me dévisage lui aussi. Une mitrailleuse ouvre le feu. Notre colonne s’est arrêtée. Je cherche à voir par le périscope, mais la route tourne et me cache les premiers véhicules, qui doivent être accrochés derrière le virage. La mitraillade s’amplifie quelques minutes, puis cesse. Nous avançons de nouveau. J’entends à la radio le capitaine Compagnon demander au char de tête ce qu’il a vu, si tout va bien. Il répond : «Suis à l’entrée du village; que faut-il faire des prisonniers ? » Ordre lui est alors donné de se porter à la lisière nord d’Héming, en laissant les Allemands à la garde de la population civile. Les Américains, derrière nous, achèveront de nettoyer l’endroit.
Il ne s’agit plus de perdre un quart d’heure désormais. Chaque minute va compter si l’on veut essayer de surprendre l’Allemand plus loin, sans lui laisser la possibilité de se ressaisir. Nous traversons Héming « plein pot », les mitrailleuses braquées sur les maisons, sous les yeux stupéfaits des rares civils hasardés sur le pas de leur porte. A la sortie du village, nous poursuivons aussitôt sur Kerprich, où nous ne rencontrons pas une résistance beaucoup plus forte. Seuls quelques tirs d’artillerie et de mortiers de 81 tentent de gêner notre avance. Le char de tête, à l’entrée du village, nettoie à coups d’explosif des nids de mitrailleuses, sans que le reste de la colonne ait à intervenir. Mais, à l’intérieur de l’agglomération, la fusillade reprend, violente. Les Allemands qui s’obstinent nous tirent des fenêtres à la mitraillette, et une mitrailleuse se révèle au soupirail d’une cave. La riposte est prompte. Nos armes automatiques déclenchent un feu nourri sur les. embrasures suspectes. Nous repartirons sans avoir tout à fait brisé la résistance. Il importe surtout de pousser de l’avant, sans regarder derrière ni sur les côtés. D’autres sont là pour effectuer les nettoyages nécessaires : il nous faut davantage abattre du kilomètre que de l’Allemand; beaucoup d’entre nous voudraient tuer. On leur expliquera gentiment que ce plaisir ne leur revient pas, que leur rôle est de percer, de foncer tant qu’on pourra…
De fait, le rythme de notre avance s’accélère. Dans Langatte, où elle pénètre à vive allure, la patrouille de tête prend sous le feu de ses mitrailleuses une batterie hippomobile de 150, qu’elle met en déroute. Deux canons sont atteints de plein fouet à coups de perforant. Les servants sautent dans les maisons, tentent de disparaître à travers champs par les jardins. Mais, par-dessus le village, j’en repère une demi-douzaine qui courent dans les prés et les signale aussitôt au tireur. Il fait tourelle à droite, penché sur sa lunette, règle sa hausse et tire. Le char marque le recul. Le coup est un peu court. Je retire la douille brûlante, recharge. Un second obus fait monter une gerbe de terre entre les cinq ou six points noirs : on ne les verra plus. « On se croirait aux lapins ! » hurle le tireur, ravi, les yeux exorbités. Et c’est assez cela.
La colonne repart lentement : les 150 détruits au milieu de la route l’obligent à déboîter à travers champs et nous manquons nous embourber. Nous passons à côté d’un cheval blessé. Un homme à pied sort son revolver, l’appuie contre la tête de l’animal, presse sur la détente. Un coup sec que je trouve ridiculement aigu et faible, à cause sans doute de celui du canon – et la tête du cheval s’affaisse sur le sol comme une pierre. Triste spectacle, qui me laisse étonnamment froid : je ne me sens plus le droit de m’émouvoir pour une bête; fut-elle un cheval…
Quelques instants après, nous entrerons à Haut-Clocher par l’ouest, tandis qu’au sud arrive le détachement Briot. Au nord du village une patrouille de ce détachement, commandée par le maréchal des logis Bidault, tombe sur une colonne d’artillerie lourde qu’elle attaque à la mitrailleuse et au 75. Elle ramènera quatre-vingts prisonniers, les bras derrière la nuque, l’œil hagard, hâves, défaits dans leur longue capote feldgrau. On les confiera aux Américains…
Notre détachement reçoit alors l’ordre de reprendre sa course en avant. Objectif : Oberstinzel, par Dolving. Mission : s’emparer à tout prix du pont de la Sarre, et, si possible avant la tombée de la nuit, de l’important carrefour de Rauwiller.
Dolving est traversé sans ralentir, à la mitrailleuse. L’important est d’arriver à temps à la Sarre, avant que les Allemands aient eu l’idée stupide de faire sauter le pont. La chance nous sourit : nous le trouvons intact. Une patrouille d’infanterie va reconnaître Oberstinzel, tandis que le génie s’occupe du pont, coupe la mise à feu déjà en place! Les chars passent, trouvent à l’entrée du village, que vient de nettoyer rapidement l’infanterie du lieutenant Lucchesi, un accueil enthousiaste. La population se sent rassurée à la vue de nos 32 tonnes : «Ils ne reviendront pas… » Mais, là, on devait nous attendre, à en juger par l’impressionnante quantité de fleurs que nous jettent au passage de riantes jeunes filles, par les cris triomphants de ces gamins qui agitent des haies entières de petits drapeaux tricolores surgis Dieu sait d’où. Cependant nous ne nous attarderons pas. La nuit va tomber, avant elle il faut prendre ce Rauwiller !
Ce sera chose rapidement faite. L’ennemi, complètement surpris, ne se défendra pas. La nuit se passera à attendre aux sorties du village les voitures allemandes qui en ignorent la prise, à les mitrailler à mort à 100 mètres. Tard dans la soirée, une Jeep suivie d’une voiture civile entrera tous feux allumés dans son enceinte, après laquelle l’aspirant Azinières criera très tranquillement : «Lumières ! » II verra les deux voitures s’arrêter aussitôt et six hommes en sortir, les bras levés : six Allemands stupéfaits; pas tant peut-être malgré tout que l’officier français… Cette histoire, il ne la racontera pas longtemps avec cette verve simple, timide qui le caractérise : il ira se faire tuer quelques jours plus tard en Alsace.
Au matin, devant les chars, je vais voir les voitures allemandes qui sont venues la nuit. L’une d’elles, criblée, s’est arrêtée en travers de la route. Derrière, sur la banquette, tout éclaboussée de sang, un officier cassé en deux, la tête pendant de côté, son grand regard fixe sous les cheveux noirs.
Sans attendre le ravitaillement en essence et en munitions, qui pour une fois ne veut pas arriver, le détachement Lenoir part dès le lever du jour pour ne point perdre un temps précieux. Les Allemands semblent toujours ignorer notre présence à Rauwiller. Dans la nuit encore un coup de téléphone nous a prouvé leur désarroi. Un homme de la Gestapo s’adressant à un cuirassier français qui occupe l’ex-P.C. allemand lui demande s’il sait quelque chose de l’avance de nos troupes. Ce dernier, dans un allemand impeccable, lui affirme que celles-ci sont encore loin, arrêtées sans doute par des Panzer arrivés en renfort. Ce qu’en revanche ignore le roublard, c’est qu’il ne croit pas si bien dire. Quelques instants seulement après notre départ les chars ennemis viendront se ruer contre Rauwiller, détruire tout le quartier sud-est, qui flambera maison par maison, de ce premier village alsacien où nous avions trouvé un si émouvant accueil.
Mais le colonel Rouvillois va profiter de la pagaïe allemande. Son idée : monter sur le nord par Schalbach, Bust ou Lohr et déborder ainsi l’aile droite des défenses ennemies agrippées aux Vosges dans la région de la Petite-Pierre où la bande boisée ne dépasse guère 15 kilomètres.
C’est donc le capitaine Lenoir qui démarre par Lixheim au sud pour remonter sur Schalbach, suivi deux heures plus tard par le lieutenant Briot, qui, lui, de Rauwiller foncera par l’itinéraire le plus direct.
A Schalbach, une trentaine d’Allemands restent morts sur le terrain, mais une triste nouvelle nous attend là : celle de la mort de deux des nôtres particulièrement aimés et estimés de tous : le chef Olléro, tué d’une balle à la tête pendant la traversée de Lixheim; le sous-lieutenant Corap, atteint d’une balle au cœur alors que descendu de son char il nettoyait les premières maisons de Schalbach. Un aumônier est encore là, devant la mairie, où l’on a amené les corps. Nous passons devant elle, les yeux pleins de la démarche souple, sportive du sous-lieutenant Corap, du visage rieur d’Olléro, le plus vivant d’entre nous tous, de cet Olléro que nous ne parvenons pas à imaginer mort, définitivement immobile et qu’un char a amené tout à l’heure sous une couverture. Nous quittons le village, bien décidés à les venger, puisque c’est « cela », puisque ce sera toujours cela. « Nous faisons beaucoup trop de prisonniers !… » me dit simplement un camarade.
Aussi, lorsqu’à Petersbach, ayant dépassé le détachement Lenoir, nous recevons l’ordre de passer en tête et d’attaquer, nous nous sentons heureux et résolus. Les chars défilent maintenant à travers la forêt. De chaque côté de la route, les bois touffus, menaçants exigent une attention de chaque seconde. Les tourelles, manœuvrées électriquement, tournent à droite et à gauche… derrière chaque périscope un homme scrute le taillis; chaque buisson fait l’objet d’un examen minutieux, derrière lequel peut être camouflée l’arme qui «mouchera» le char. Cependant rien ne se passe. Mais nous sentons bien que l’Allemand n’est pas loin, qu’il nous attend. Nous avançons encore d’un kilomètre, dans un silence de plus en plus suspect : il n’est pas possible que la forêt ne soit pas tenue, que la route du col soit libre…
Et tout à coup la mitrailleuse se déchaîne, le char de tête 100 mètres devant nous balaie la route, les fossés ; légèrement avancé dans un virage, nous le voyons, tube baissé; il doit viser bas, presque à bout portant ! Mais notre tourelle, par un rapide «à gauche», l’enlève à ma vue. Je me retrouve le nez à la forêt. Derrière nous une voiture se met à mitrailler le bois; je ne vois que l’éclair des balles traçantes qui vont se perdre dans les fourrés. Soudain, les trajectoires changent de sens : on nous tire dessus. Toutes nos armes d’un coup répondent, le vacarme est assourdissant. La radio devient difficile à entendre : je distingue cependant la voix du lieutenant Perier. Il annonce que le char de tête vient d’être touché. Il n’y a pas trois minutes qu’on se bat : c’est sans doute ainsi qu’a débuté la bagarre ! Je me glisse aussitôt sous le canon, sors le buste de la tou-relle, cherche le capitaine et le trouve à quelques pas, accroupi dans le fossé. J’essaie en vain de me faire entendre; il lui faudra s’approcher. Je lui transmets la nouvelle, pensant au chef de Cargouët, au brigadier-chef Artaud, à Bois, avec lesquels tout à l’heure encore nous plaisan-tions… le capitaine me fait transmettre : «Revenez en deçà de la crête. » Mais le Paris II, atteint aux chenilles, ne pourra reculer.
Cependant la section du lieutenant Lucchesi s’infiltre rapidement à travers bois, des deux côtés de la route, jusqu’à la crête. Elle y installe mitrailleuses et mortiers. Autour de nous, des explosions sèches ; des branches tombent des arbres, coupées net. Les Allemands, eux aussi, se servent de mortiers. Mais l’infanterie parvient à nettoyer le carrefour, et les chars repartent. Nous dépassons le Paris II, immobilisé par un bazooka sur le bord de la route. L’équipage est intact ; au passage, le brigadier-chef Artaud nous fait signe qu’il l’a échappé belle et montre du doigt un Alle-mand mort à quelques mètres du char, dans le fossé. Plus tard, quand je lui demanderai comment l’affaire s’est passée, il s’excusera presque : « C’est par la colère, j’ai vu mon char touché, je suis sorti et je l’ai tué… avé le revolver !… »
L’engagement ne se prolongera pas, mais nous retombons un peu plus loin sur une seconde résistance. L’infanterie allemande s’est enterrée à la sortie de la forêt, abondamment pourvue de bazookas. Il faudra tout le feu des chars pour en venir à bout. Le village de La Petite-Pierre n’est pas loin et doit être solidement tenu. Le colonel Rouvillois, qui nous a rejoints, marche maintenant sur la route, à quelques mètres du premier char, comme à la promenade, un paquet de cartes sous le bras. Il va demander à l’artillerie un tir fusant sur La Petite-Pierre. Les obus passeront en sifflant longuement au-dessus de nos têtes : nous les verrons éclater au niveau des premières maisons.
A peine le tir s’est-il arrêté que nous fonçons à toute allure sur le village. Nous y entrons plus lentement toutefois, tirant de tous côtés. Les Allemands, eux, profitent de la demi-obscurité pour nous tirer à la mitraillette en se cachant dans les ruelles. Mais les chars n’en avancent pas moins avec lenteur dans la rue centrale. Sur les half-tracks les fantassins, dont on ne voit que les casques derrière les plaques de blindage, tirent sans discontinuer. Enfin, c’est la Redoute, que des éléments d’infanterie viennent de tourner et d’où les Allemands sortent les bras levés, pâles devant les canons braqués de nos chars. Au total, plusieurs centaines de prisonniers seront faits. Beaucoup sont blessés et mourront dans la soirée, dans la salle commune où on les a transportés. Nous nous installerons là pour la nuit.
Le lendemain, le colonel Rouvillois va se rabattre en direction du sud vers le canal de la Marne au Rhin, dont il veut occuper les ponts à Steinbourg et Dettwiller.
Le détachement Compagnon, qui a quitté La Petite-Pierre à 8 h. 30 précédé d’un peloton de spahis, passe Wetterswiller, mais vient se heurter devant Neuwiller à une très vive résistance allemande. Il y est arrêté plus d’une heure par le feu des armes automatiques et de l’artillerie ennemies, qui rend impossible toute progression par la route. Dès le début de l’engagement, un de nos chars s’embourbe, que l’on essaiera de tirer du fossé par l’arrière avec un câble. Opération délicate sous le feu des mortiers et qui coûtera la vie au chargeur du char. Un violent tir de contre-batterie est aussitôt déclenché par le peloton de mortiers de l’aspirant Lecornu. Bien dirigé, il porte plusieurs coups au but sur la batterie ennemie, dont le feu cesse immédiatement. D’autre part, le détachement Lenoir signale par radio qu’il a débordé la position et se trouve dans Neuwiller. Nous allons l’y rejoindre et le’ suivre jusqu’à Steinbourg, où il surprendra la défense de l’adversaire et détruira un long convoi de véhicules. Laissant la colonne en flammes, nous allons trouver le pont du canal libre, le franchir à 11 heures, entrer en contact avec les éléments du 12e Chasseurs arrivés par le sud et, sans tarder, repartir sur Saverne, nettoyant au passage les bois de la Faisanderie. Mais devant la ville nous serons arrêtés : les chars ne peuvent quitter la route bordée de bois, et les bombardements de l’aviation américaine l’ont bouleversée de larges cratères sur des centaines de mètres. A ce moment précis, un message radio du colonel nous intime l’ordre de faire immédiatement demi-tour. Deux cents Allemands cherchent à reprendre les ponts du canal. Il faut tenir «coûte que coûte » celui de Steinbourg, y revenir de toute urgence. Nous manœuvrons aussitôt, fonçons sur la route que la pluie incessante a rendue terriblement glissante, mais il faut arriver à temps. Dix minutes plus tard nos chars sont sur le pont. En fait d’Allemands, nous ne sommes pas peu surpris de ne voir que des dizaines de prisonniers, frileusement serrés sous un hangar. Mieux, il en arrive par les champs et qui surgissent des bois en agitant leurs mouchoirs blancs. De contre-attaque, il n’y en aura point.
Le détachement Briot, qui a passé la nuit à Petersbach, se porte à La Petite-Pierre vers 9 heures, poursuit sur Wetterswiller, y reçoit également l’ordre de foncer sur le canal. Itinéraire : Bouxwiller, Riedheim, Printzheim, Dettwiller. Mouvement effectué à grande allure. En deux heures et demie, le lieutenant Briot atteint son objectif, bousculant sur son passage les résistances qui tentent de se dresser en hâte, interceptant sur les routes des convois allemands en plein déplacement. L’ennemi n’a plus même le temps de fermer les barricades qu’il tenait prêtes aux entrées des villages, faites de troncs, de barbelés, de mines.
A l’entrée de Bouxwiller, cependant, un incident rendra la situation désagréable. Le maire, que l’on a convoqué, fait hisser le drapeau tricolore et hurler la sirène. Il disparaîtra mystérieusement, tandis que la population, débordante de joie, arrache les plaques de l’Hitlerstrasse. Plus, le lieutenant Briot constate qu’il est isolé en pointe avec ses 7 chars et ses 2 half-tracks sans que le gros ait suivi. Il ne sait que faire de ses prisonniers, se décide à les jucher sur ses véhicules et à les emmener ainsi. Sur le sien propre, assis sur les moteurs, cinq officiers allemands s’intéressent tout particulièrement au fonctionnement de la mécanique américaine, posent des questions, admirent, s’étonnent. Soudain, l’un d’eux frappant sur l’épaule du lieutenant lui tend une grenade qu’il sort de sa poche. « Vous avez oublié de me fouiller », dit-il simplement. Le lieutenant Briot, sèchement, lui répondra qu’il n’entre pas dans ses habitudes de fouiller un officier. Mais il souhaite de plus en plus se débarrasser de son indésirable clientèle.
Il poursuivra néanmoins son avance jusqu’à Dettwiller, légèrement accroché à Printzheim, où il laissera derrière lui le Caen embourbé. Pendant cinq jours, les hommes de l’équipage n’auront pas un instant de repos : on leur a confié près de deux cents prisonniers, enfermés dans des camions de la Wehrmacht en bordure des champs. Grindard, le tireur, installera une mitrailleuse sur les moteurs du char, passera avec le maréchal des logis Bidault des nuits entières à tirailler sur des ombres qui viennent rôder en lisière du village. Un jour, alerte ! une vieille femme hurle comme une folle : « Les Prussiens ! ils reviennent ! » Les cinq hommes bondissent sur le char, se regardent sans dire un mot… Ils sont seuls, mais décidés à vendre chèrement leur peau. Cependant, c’est un convoi de voitures à chevaux qui arrive par la route, sans hâte. Un premier coup de canon leur fait faire demi-tour de la façon la plus comique. Le second les fera fuir au grand galop des voitures bondissantes… finalement la colonne sera complètement détruite, pour la joie croissante de l’équipage, réellement soulagé.
A Dettwiller, le détachement Compagnon rejoint en fin de journée.
II va s’installer pour la nuit à Wilwisheim. Il lui manque maintenant deux autres chars : le Normandie, qui reste lui aussi embourbé près d’Obersoultzbach, où l’équipe de dépannage, en pleine nuit, trouvera son aventure, détruira quatre voitures allemandes qui ont le tort de se présenter ; le Rennes II demeuré en panne de moteur dans Steinbourg. La nuit à Wilwisheim sera calme, coupée seulement de quelques rafales que tirent nos chars aux issues du village. C’est là que le lendemain à la première heure viendront se masser les forces qui vont foncer sur Strasbourg.
C’est le détachement du lieutenant Briot qui va mener à bien la grande ruée, en tête du sous-groupement, traverser le premier la grande cité alsacienne et parvenir à bout de course et de munitions à quelques centaines de mètres du pont de Kehl. Sous une pluie battante qui complique tout, le char Evreux, à la sortie de Wilwisheim, vient se placer en tête de la colonne. Sous les ordres du maréchal des logis Gélis, il mènera l’avance grand train, tirant au passage tout ce qui bouge, semant la panique et la mort dans les colonnes allemandes en déroute.
Le half-track du sous-lieutenant Nabara le suit immédiatement, muni d’un poste radio qui va servir… A chaque instant, la voix grave et scandée du sous-lieutenant va annoncer : «Ici, Nabara !… Je suis à l’est du village !… » Derrière, le Djemila du sous-lieutenant Coquelet, chef de la patrouille de tête.
A 7 h. 45, le détachement part en avant-garde. L’axe de marche suit la route de Saverne à Strasbourg, par Hochfelden et Brumath. La résistance ennemie n’est plus que celle d’une troupe mal renseignée, désorganisée, sans foi. A Mommenheim, l’Evreux fait sauter une mine, mais sans dommage pour lui ni pour l’équipage. La chance semble le favoriser… Mais soudain les choses se gâtent. Comme il va atteindre le haut d’une côte, un arbre est coupé net tout près de lui. Le maréchal des logis Gélis qui l’a vu hurle dans son micro : «Chariot, arrière! arrière!» Mais le conducteur, qui connaît son métier, a déjà bloqué les chenilles et recule d’une dizaine de mètres. Pas suffisamment cependant : un second arbre tombe encore, coupé à i mètre du sol. Le char recule de plus belle, mais un troisième perforant siffle, un troisième arbre s’écroule. L’Evreux, arrêté maintenant, cherche l’ennemi, ne le trouve pas. Seul un bruit de moteur lui indique que l’arme décroche. Elle ne fera plus parler d’elle.
L’Evreux aussitôt reprend sa route. Devant Brumath il rencontre bien un fossé antichar, mais la route n’a pas sauté. Sans reconnaître, il fonce toujours. Un peu plus loin cependant, une barricade de rondins se dresse en travers de la route : on pourrait l’enfoncer ? Elle risque fort d’être minée !… Le sous-lieutenant Nabara descend s’en assurer; elle ne l’est pas, de tout son élan le char l’enfonce.
A la sortie du village, une voiture allemande arrive droit sur l’Evreux. Soudain elle voit le char. Ses freins crient. Précipitamment, trois Allemands en sortent qui courent vers les maisons. Mais déjà Baleyte, le tireur, tient la voiture dans sa lunette sur son point de visée. Un explosif l’enfume. Quand le nuage se dissipe, il ne reste plus qu’un châssis tordu.
Sur la gauche, une file de camions s’enfuient sur Haguenau. A 50 à l’heure, Baleyte la tire au canon, immobilise les véhicules, incendie le convoi. A mesure qu’on avance sur Strasbourg, les voitures allemandes se font plus nombreuses. Le char, promenant son faisceau de balles traçantes, nettoie la route devant lui, dépasse ses victimes criblées. Les deux armes automatiques crachent la mort. Parfois plus sourd, c’est un explosif, plus simple, plus sûr aussi. Des voitures capotent dans le fossé, d’autres s’immobilisent au milieu de la route, assez large heureusement pour que le char fonce droit. Les Allemands à son approche se jettent dans le fossé, font les morts, prennent des attitudes crispées… Mais, à foncer ainsi, l’Evreux s’aperçoit tout à coup que seul le half-track le suit toujours fidèlement. Le Djemila, dont les moteurs tirent moins bien, doit être loin derrière ! Mais qu’importent le Djemila, le sous-lieutenant, la colonne et toute l’armée française ! Au point où l’on en est il ne reste plus qu’à foncer encore et toujours. Et sans attendre, sans voir arriver ce détachement qu’il aimerait tout de même sentir là – – en cas — l’Evreux poursuit bravement, follement, suivi de Nabara et de sa douzaine d’hommes. En tout dix-sept gaillards chargent sur Strasbourg et vont ouvrir la route à un groupement entier, à une armée, la rendre libre à un peuple.
Cependant Mounier, le chargeur, annonce que les munitions baissent. A la mitrailleuse avant, Fino a déjà tiré plus de 15 bandes de 250 cartouches, et l’on ignore tout à fait ce que l’on va trouver plus loin devant soi… Les obus ? Il en reste une douzaine et demie, guère plus ! Mais Baleyte demeure imperturbable, fataliste à dix-sept ans et demi. Quand les 6 bandes qu’il a encore dans sa tourelle seront tirées, on verra bien! Quant à Trefalt, le pied à fond sur l’accélérateur, il pousse toujours, en cinquième ! I1 ne s’occupe pas de tout cela, lui !
Et pourtant on se trouve accroché de nouveau, sérieusement même. Derrière le parapet d’un petit pont, des Allemands tirent sur le char deux coups de bazooka. Par bonheur ils visent mal. Les mitrailleuses crépitent, les soldats gris vert disparaissent. Mais, l’un après l’autre, deux perforants passent en sifflant. Baleyte veut tirer au canon, mais le canon ne tire plus !… L’obus, desserti, ne part pas ! Le chargeur s’escrime, la douille lui reste dans les mains; que faire avec cet obus dans la culasse que l’on ne peut enlever 1 Et cet antichar qui va certainement retirer… Mais, grâce au ciel, un char arrive : le Djemila, qui va se mettre en position devant l’Evreux, le protéger de sa masse et de son feu pendant que l’on dégagera l’obus, de l’extérieur, par l’autre bout du canon ! Entre temps la colonne a rejoint. Les chars foncent cette fois sur Schiltigheim. Un poteau indique : « Strasbourg : 3 km. 4 ». On accélère encore. La roue a tourné : les mois de mai et juin 1940 sont loin…
A 9 h. 30, les chars du lieutenant Briot roulent dans les faubourgs nord de Strasbourg, où leur irruption cause la plus grande surprise. Les tramways circulent dans la ville, où la vie est restée normale… On n’attendait pas les Français. Au bras de leur épouse, les officiers allemands reviennent du marché et beaucoup, jusqu’à la dernière seconde, prendront nos chars pour un nouveau modèle des leurs. Une rafale les abattra en plein trottoir.
L’Evreux fonce. Sur le half-track, un civil qui s’est offert à piloter le détachement le conduit rapidement à travers la ville, évite les casernes et les résistances probables. Mais, soudain, le bruit énorme d’une explosion fait sursauter tout le monde. Le détachement, qui vient de franchir un pont, se voit coupé de tout renfort ; les hommes se regardent en riant un peu jaune… D’autant plus qu’on est à bout de munitions. Pourtant il faut avancer encore ! Et l’Evreux s’enfonce toujours davantage au cœur de la cité, canonne des voitures de la Wehrmacht devant la cathédrale. Mais cette fois il n’y a plus d’obus ! Il ne reste qu’à y aller «au bluff», avec les dernières bandes de mitrailleuse. Plus tard seulement, on apprendra qu’il ne s’agissait que de l’explosion d’un camion de munitions.
Enfin le pont Vauban est là, jeté sur l’Ill verdâtre. Toute la colonne a maintenant rejoint. Le sous-lieutenant Coquelet débouche à la tourelle du Djemila, suivi de tous les autres chars, de l’Oran, qui vient d’être marqué de trois impacts de bazooka, du Lisieux du lieutenant Briot, du Rouen. Du Cherbourg aussi du chef Zimmer, cet Alsacien qui va se faire tuer quelques heures plus tard, devant le pont de Kehl, à côté du Breton de Cargouët, reparti sur un second char après la perte du Paris IL
L’E?’/’.,. s’élance sur le pont, réussit à déboucher sur l’autre rive. Mais l’ennemi tout à coup riposte. En quelques secondes, l’Evreux reçoit sept coups de bazooka et trois coups de 20, sans dommage grave cependant. Les Allemands, installés dans les maisons du carrefour, tirent de tous côtés, apparaissent en force, rendant, la situation des chars fort délicate, ‘L’Evreux doit s’engager à reculons sur le pont, tirant ses trois derniers obus, ses dernières bandes, tandis qu’un 75 Pak le manque encore de peu. Il va s’installer défensivement devant le pont, l’interdire aux véhicules allemands qui viennent toujours le franchir.
Quelques centaines de mètres à gauche, Lenoir et Compagnon sont entrés dans Strasbourg immédiatement derrière les chars du lieutenant Briot et, par la même route, progressent eux aussi vers le pont de Kehl.
Derrière Briot, Lenoir trouve une résistance qui s’organise, la première surprise passée. Le maréchal des logis Salaün aperçoit tout à coup une batterie de sept canons antichars que leurs servants sont en train d’installer sur sa gauche. Tous ses hommes à terre, il bondit à la place du tireur, pointe calmement, canonne et mitraille le groupe ennemi, donnant à son chargeur le temps d’accourir et de lui fournir d’autres explosifs et perforants avec lesquels il détruira la batterie.
Nous avons, de notre côté, reçu l’ordre, parvenus devant la Kommandantur, de « foncer plein pot sur le pont du petit Rhin, sans se laisser arrêter par les tirs ennemis ». Le temps de rassembler les véhicules occupés au nettoyage malaisé du quartier, nous repartons à toute allure, laissant le bâtiment allemand sous la surveillance du capitaine Roussel, qui dispose d’un char léger et de quatre canons de 105, de la batterie d’artillerie, et traversons la ville à notre tour.
Parvenus devant le pont, au moment de tirer l’antichar qui, sur notre droite, arrête sur son axe le détachement Briot, je réussis à bloquer dans la culasse un obus qui ne veut ni entrer ni sortir. Le capitaine Compagnon a repéré l’arme enfoncée dans le sol, difficile à atteindre. Le tir demandé ne venant pas, il s’impatiente sans nervosité, cependant que rouge de colère je jure, bataille en vain d’interminables minutes. Enfin l’obus accepte de venir. Mais trop tard naturellement : nous nous engageons sur le pont comme dans une cage de fer et ne pouvons plus tirer.
Maintenant je regarde l’eau sale, qui a l’air froide ! Mais nous arrivons de l’autre côté et progressons dans une large avenue. J’aperçois tout à coup un groupe d’Allemands qui sur le trottoir avancent vers nos chars, le fusil à la main, au pas. Ils nous ont pris pour d’autres, à voir leur brusque arrêt. Ils tenteront bien de faire demi-tour, se mettront à courir… Mais peine perdue ! Un explosif en pleine chaussée les volatilise.
La colonne marque un arrêt. Sur ma droite, je vois très nettement les pierres d’un petit mur voler, juste derrière le half-track qui nous précède. Le temps de comprendre, une seconde brèche s’ouvre, la maçonnerie saute en éclats. Une arme tire la colonne de la droite, et nous allons entrer à une lenteur effarante dans son champ de visée. Je hurle au conducteur, qui n’a rien vu : « En avant, Boby ! En avant ! Antichar à droite !… » Mais il ne m’entend pas, et aussitôt une gerbe d’étincelles brouille la vision du périscope. Je crie : «Superbe, on est touchés», saisi d’une sorte de fierté stupide dans mon excitation; probablement aussi dans la joie extrême d’être toujours vivant… Et maintenant, pensant à notre allure absurde, provoquante, à la parfaite cible que nous devons offrir, j’attends les coups. Un second choc se produit; puis un troisième. Mais nous roulons encore. Rien ne flambe, la tourelle est intacte. Je sens seulement que nous continuons de vivre… Pour combien de temps ? Cela aussi je me le demande.
Les chars enfin prennent leur élan, accélèrent au carrefour devant le tunnel qui dans le remblai passe sous la voie ferrée. Ils ont sans doute vu qu’on nous tirait et se jugent eux aussi sous les coups de cette batterie qui, très vraisemblablement, se trouve sur la voie même. Mais celle-ci s’en prend à la queue de la colonne. Un perforant traverse de part en part la Jeep qui nous suit, en arrache le conducteur jeté sur la chaussée, coupé en deux. Nous n’en serons que plus conscients de notre chance…
A notre tour, nous passons le carrefour, sans réussir à voir la batterie camouflée entre les wagons. Cependant la bataille se déclenche brutalement de l’autre côté du tunnel. Mon tireur hurle : «Attention aux boches entre les voies ! Ces salauds sont foutus de nous balancer des grenades dans les tourelles… » II n’a pas tort : avec eux… Je quitte mon poste de radio, saisis la mitraillette et m’installe debout au tourelleau. Me retournant, je découvre alors sur les moteurs le plus extraordinaire désordre. Les trois obus sont arrivés en plein dans les paquetages éventrés, à quelques centimètres des 300 litres de gaz-oil des réservoirs. Nos équipements gisent, déchiquetés, au milieu des boîtes de conserve, des couvertures taillées comme à la hache. Il y a du corned beef partout, le duvet de mon sac de couchage a volé sur tout l’arrière du char. Je le regarde avec désespoir, comme si « cela » comptait encore ! Par terre, une boule rougeâtre que je ne parviens pas tout de suite à identifier : une tête d’Allemand coupée net. Vilain travail…
Mais notre Paris avance toujours. Je tiens serrée la crosse de ma mitraillette. Les deux chars qui nous précèdent ont débouché à la lumière, et je les envie, puisque aveuglé par les contre-jours. Partout la mitrailleuse crépite. Le Lorient et le Fyé, qui viennent de s’engager dans une petite rue sur la gauche d’où l’on doit bientôt voir le pont de Kehl, semblent ne plus pouvoir avancer. Comme nous nous engageons à leur suite à l’entrée de la rue, une arme automatique se met à tirer au-dessus de ma tête. A une vitesse ahurissante, je disparais dans la tourelle. Les Allemands sont partout. A pied, le capitaine Compagnon donne des ordres, se promène le long des murs, regarde, l’œil froid, la bagarre qui se prolonge. Il comprend que nous n’allons pas pouvoir passer, qu’il va falloir décrocher. Dans un des half-tracks d’infanterie, dont les armes ne cessent d’arroser la rue, un homme s’écroule, puis un second. La position devient intenable. Les 75 ouvrent de grands trous dans les maisons, empêchent les Allemands de se montrer, de viser. Cependant des coups de bazooka ricochent sur le Lorient. Je tire autour de moi sur toutes les fenêtres où je vois bouger quelque chose. Un volet s’entrouvre, je lâche une rafale, des petits morceaux de bois sautent… Mais l’ordre de repli arrive. Les chars vont manœuvrer en arrière, s’engager de nouveau sous le tunnel. Par malchance, le Varient et le Fyé choisissent ce moment pour tomber en panne. I1 nous faudra les tirer l’un après l’autre, par deux fois, avec des câbles, sous un nouveau feu de mortiers que les Allemands viennent de déclencher. Les obus claquent à quelques pas de nous. Par miracle, toujours du côté du char où nous ne serons pas. La colonne enfin repasse le tunnel et va s’installer en deçà du carrefour, défensivement. On ne prend pas le pont de Kehl. Cependant Strasbourg est pris, et si les trois détachements, trois jours et trois nuits encore, montent la garde aux confins est de la ville, repoussant les derniers coups de main allemands, si des chars français brûlent encore dans la cité, la population pavoise sans même attendre la défaite totale de l’ennemi, sans avoir compris son miracle…
Mais n’est-ce pas faire injure aux artisans d’une si belle revanche que de parler de miracle ? Cette victoire, ils l’ont acquise au prix de toute leur audace, d’un abandon de tous leurs égoïsmes, du suprême sacrifice. Cette avance, cette charge, les cerveaux du commandement l’ont permise, les nerfs et les muscles des hommes l’ont enlevée. Les vies n’ont pas « compté »… Comme celle de M. Fleigh, ce civil généreux qui tout à l’heure conduisait nos troupes à l’assaut de sa ville.
C’est qu’à l’Alsace on devait bien cela. A cette Alsace qui n’avait pas désespéré. Comment ne pas s’émouvoir, ne pas vibrer pour elle longtemps encore après, au souvenir de son accueil, des soudaines floraisons tricolores aux portes à peine ouvertes, des premiers balbutiements des enfants de cinq ans dans la langue bannie !
Je ne sais plus où, à Rauwiller peut-être, une vieille femme nous mena dans sa salle à manger, qui au reste était fort propre et coquette. Elle nous montra tout d’abord une photographie représentant un soldat allemand : « Mon fils, dit-elle d’une voix sourde, ils l’ont forcé à les suivre ! » Puis elle reposa l’image de son enfant et, tremblante sous l’effort, souleva une lourde statue de sainte Thérèse de Lisieux placée sur la cheminée. « Voyez ce qu’il y a dessous ! fit-elle orgueilleusement, il y a quatre ans qu’il est là… J’étais bien sûre qu’ils ne le trouveraient pas ! » L’un de nous tendit la main, saisit un morceau d’étoffe : un drapeau se défit jusqu’au sol. La vieille maintenant ronchonnait : « Gardez-le… C’est pour vous le donner que je l’avais mis là ! »
Place Kléber, un des jours qui suivirent, le général Leclerc vint saluer l’étendard du Régiment, promettre que l’Allemand ne reviendrait plus.
Deux Messerschmidt tournaient encore dans le ciel…
Nous repartîmes vers le sud le lendemain. Je n’avais pas vu la cathédrale… Car, malgré tout ce que l’on peut raconter, on ne voit pas grand’chose dans son char…
(Carnet de route du radio-chargeur du char Paris.)
JEAN-CLAUDE HENRIOT.