Normandie
L’ÉCRASEMENT DE LA SEPTIÈME ARMÉE ALLEMANDE
(extrait de ” LA 2E DB – Général Leclerc – EN FRANCE – combats et combattants” – ©1945)
Percée
8 AOÛT 1944
LA Division est lâchée, plein large, sur les routes de France.
D ‘Avranches vers Le Mans, ses quatre mille véhicules, en deux colonnes, vont y faire d’une seule traite 2oo kilomètres.
Leur itinéraire n’est pas la ligne directe : ils marchent d’abord plein sud, plus loin que Rennes, puis, débordant Laval, où l’ennemi tient encore, ils vont s’infléchir vers l’est, vers la Sarthe.
Où se regrouperont-ils, ils ne le savent pas au départ.
La 79e Division d’infanterie américaine et la 5e Division blindée américaine, parties en avant, doivent faire demain sur la rivière une tête de pont : de là nous devrons aussitôt repartir avec elles vers le nord, à la rencontre des Anglais qui vont attaquer Falaise.
Plus de détails et des ordres plus précis, c’est en route que nous les recevrons.
Entre les Allemands qui refluent vers la Bretagne et vers Nantes et ceux qui se reforment hâtivement pour, à partir de Mortain, constituer à tout prix un flanc sud à leur 7e Armée, toujours durement accrochée en Normandie, les routes s’ouvrent en éventail, miraculeusement libres.
*
C’est sur ces routes découvertes dans la nuit tranche par tranche, petites tranches limitées par l’éclairage veilleuse et la poussière, sur lesquelles le chauffeur s’use les yeux, que nous nous sommes retrouvés d’emblée, libres, chez nous.
Du bateau qui nous amenait d’Angleterre une semaine auparavant, nous avions longuement cherché à discerner de la brume une ligne grise. Puis, derrière les centaines de navires autour desquels s’affairaient les chalands, entre ceux qui s’étaient échoués le ventre sur la plage pour y vomir leurs véhicules, nous avions marché sur un peu de sable. On nous y avait pris la main pour nous conduire en file sur des routes défoncées où chaque véhicule s’insinuait entre deux autres comme un globule dans un morne courant. La poussière qu’elles fabriquaient habillait le paysage; les villages en passant offraient des façades lasses ; les habitants levaient sur la file monotone un regard anonyme. Puis il n’y avait plus eu de villages; dans les décombres et les vergers, où le bétail égaré se regroupait d’instinct, de moins en moins d’habitants.
Et subitement, ç’avait été Avranches. Le dernier goulot franchi nous étions restés encore deux jours à proximité devant Mortain, d’où Von Kluge prononçait sa contre-attaque : quelques éléments légers de notre Division y prendront le contact, ce qui vaudra à l’Etat-Major allemand, au moment où nous l’attaquerons dans le dos derrière Alençon, de nous situer toujours au nez de son saillant.
Maintenant, Patton a hardiment lancé sa nasse. Le 9 au matin nous voilà, sans transition, à Château-Gontier, aux frontières de l’Anjou.
Les villages, réveillés par notre fracas, claquent tôt leurs volets : au vol s’échangent les premiers
« Bonjour ! », clairs et triomphants. Puis, au hasard des embouteillages, la multitude des gestes, des questions, des regards, de tout ce qui est inexprimable, bientôt d’ailleurs brutalement interrompus par la remise en marche des moteurs.
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L’après-midi du même jour, les contacts ont été rapidement pris avec le XVe Corps américain (général Haislip), qui lui aussi déploie à peine ses tentes. Les ordres que nous en recevons sont des plus simples. La 5e Division blindée et la 79e Division d’infanterie ont fait autour du Mans une tête de pont d’une vingtaine de kilomètres sur la Sarthe : nous allons y passer le soir même par deux ponts que le génie américain doit nous construire aux lisières nord de la ville. Demain matin nous attaquerons sud-nord, objectifs Alençon-Carrouges. A notre droite, la 5e Division blindée attaquera parallèlement à nous, direction Mamers-Sées. A notre gauche, nous aurons à nous flanc-garder nous-mêmes sur la Sarthe : Patton, dont les derniers éléments solides sont à Mayenne, n’a pas hésité à étirer beaucoup plus loin, derrière le Mans, son large enveloppement ; entre la Mayenne et la Sarthe ne doit pour l’instant patrouiller qu’un groupe de cavalerie. Il sera suivi dans deux jours par des éléments plus lourds, notamment la 3e Division blindée américaine.
Premiers combats
Sitôt ses ordres donnés, le Général s’est porté sur la petite place du faubourg de La Chapelle-Saint-Aubin, aux lisières nord du Mans. De là, il verra monter ses colonnes.
Sitôt reconnu il est l’objet de nombreuses sollicitudes : on lui offre une chaise, là, sur la place, puis un bouquet. Puis on l’installe au café du coin. Puis à la cure. Il s’efforce d’y répondre de son mieux : mais d’elles-mêmes les bonnes volontés s’effacent quand elles réalisent de quoi il s’agit. L’étroit pavé ne tarde pas en effet à trembler sous les premiers chars, les calmes façades disparaissent dans la poussière, l’air vibre et se dessèche de l’échappement des Diesel. Un par un, chars, half-tracks, véhicules apparaissent à l’angle, qu’on s’attend chaque fois à voir écorner, virent en changeant de régime, font place au suivant. Ainsi pour un millier d’entre eux, toute la soirée et toute la nuit. Et comme aux ponts qui sont un peu plus loin ça ne marche jamais tout seul, que l’un d’entre eux sera même longtemps impassable et qu’il faut se mettre en place en pleine nuit, sans l’avoir reconnue, dans une minuscule tête de pont où sont déjà les Américains, vous pouvez imaginer de nombreux à-coups, et que ni civils ni militaires ne dormirent beaucoup cette nuit-là.
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Au jour, sans un temps d’arrêt pour un repos ni un regroupement (après deux nuits consécutives d’efforts), Dio et Langlade débouchent pour le combat. La colonne de ravitaillement qui amène le gas-oil nécessaire aux chars a été bombardée près d’Avranches : le 12e Cuirassiers partira avec un escadron sur trois qui fait ses pleins en séchant les deux autres.
Chacun des groupements, qui marchent de front, dispose de deux axes ; Dio, par Ballon, vers Doucelles et Colombiers, Langlade vers Louvigny. Il faut encore que la 5e Division blindée nous ouvre passage, dégage les itinéraires et se rabatte dans sa zone. A 9 h 45 les premiers coups de feu sont échangés avec les antichars allemands au carrefour des Pâtis, derrière le pont intact saisi sur la petite rivière.
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Le front allemand, sur le flanc sud du saillant, présentait lui aussi une lacune entre la Mayenne et la Sarthe, où combattaient les restes déjà très éprouvés de la 708e Division blindée et de la 130e Panzer Lehr. A l’est de la Sarthe, son aile marchante était confiée à une division fraîche et solide, la 9e Panzer, maintenue longtemps dans la région de Nîmes, et engagée seulement depuis l’avant-veille. Elle avait combattu en retraite entre la Mayenne et la Sarthe, qu’elle avait retraversée. Pivotant autour de son aile droite appuyée à la rivière, elle s’était alors alignée sur un front ouest-est, protégeant le nœud vital d’Alençon et les grands itinéraires de décrochage de la 7e Armée allemande. En combattant et en étirant la manœuvre, les deux ailes marchantes restaient front contre front : deux divisions blindées alliées, la 5e et la nôtre, face à une Panzer. Il n’était plus question de déboîter ou de se désengager : à notre échelon, l’affaire était devenue une épreuve de force.
Le pays est encore coupé de haies presque infranchissables. Nos chars progressent sur leurs quatre chemins, où il est relativement aisé aux canons automoteurs et aux antichars tractés de les attendre. Nous ne pouvons songer cependant à sacrifier aux vieilles règles de la reconnaissance préalable précédant des opérations de détail montées et combinées, ce serait par trop se prêter au jeu de l’ennemi, qui vendrait avantageusement du terrain pour du temps, et nous attendrait un peu plus loin. Le Général exige qu’on l’écrase dès qu’on le trouve, par des actions brusques et agressives, interrompant le moins possible la progression. Ainsi seulement notre menace pourra l’inquiéter profondément, compromettre son équilibre.
Pendant que sur l’axe gauche Savelli, qui précède Farré, surveille la Sarthe, le capitaine de Laitre saisit d’emblée l’esprit de la manœuvre, jumelle avec maîtrise ses chars et son infanterie, s’impose et progresse. Sous ses ordres, coloniaux et cuirassiers sont deux vieilles troupes, chacune avec son passé de combat. Longuement rodées ensemble à l’instruction, c’est cependant la première fois qu’elles abordent le feu en commun. De Laitre s’anime, multiplie et communique son impulsion : elle lui survit lorsqu’il tombe, victime de notre premier engagement. Au Sablon, la résistance est dure : elle nous coûte nos premiers Sherman. Le soir nous sommes à Vivoin, Doucelles et devant Dangeul, où un dépôt de munitions flambe et déflagre longtemps dans la nuit. La 5e Division blindée est en retrait vers Marolles.
Progrès, certes : mais le dispositif de l’ennemi n’est pas encore dissocié. A la nuit, pendant que sur nos arrières éclatent encore des coups de feu épars, il tente de réagir : nos hommes passent leur troisième nuit sans sommeil.
Alençon
Le 11, la progression reprend avec une vigueur nouvelle. Pour obtenir un soutien immédiat d’artillerie, les batteries sont poussées dans les jambes mêmes des avant-gardes : comme au désert, elles seront notre poing. Les résistances importantes se révèlent à Fyé, à Rouesse, aux Mées, appuyées à la dernière grande rocade qui protège Alençon.
C’est la prise de Rouesse qui va livrer la journée. A gauche, en effet, Fyé interdira jusqu’à la nuit la grande route des Huttes à Alençon, trop droite, trop large et dont on ne peut pas sortir : nous y laisserons plusieurs chars. A droite, Minjeonnet réduit les Mées, puis Louvigny, arrive à côté de Massu aux lisières de la forêt de Perseigne : mais avec l’ombre complice celle-ci devient un repaire inabordable.
Au centre, Rouesse, en promontoire au bord de la cuvette que nous convoitons, est lui aussi bien défendu. Abordé du sud et de l’ouest pendant que l’artillerie le pilonne, il tombe vers 15 heures. Du mamelon qui le touche, nous avons vu la charge de nos automitrailleuses et de nos chars, le sacrifice de plusieurs, puis la fuite des chars allemands que nos obus allument à leur tour. La poursuite continue entre des haies qui la masquent : nous ne la suivons plus que par les fumées et le bruit.
Le Général est là. Depuis le matin, il anime la progression sur cet axe. Il relance aussitôt Rouvilloîs sur un chemin secondaire, moins offert aux coups que la grande route, vers Bourg-le-Roi, puis, lorsqu’il voit l’affaire en bonne voie, il s’y porte lui-même. Il y arrive en même temps que les chars.
Encore un effort. Les cuirassiers traversent le village, sentent pencher la balance. Ils marchent au suivant, qui est Champfleur. Deux chars tomberont encore : dans le soir qui arrive, la fumée et les flammes mettent une note plus dure, les itinéraires trop étroits deviennent difficiles. Champfleur même, derrière la ferraille de sa gare, est d’un accès malaisé. De son propre canon, le lieutenant Krepps y détruit deux chars lourds ; San Marcelli pousse l’infanterie dans les maisons et s’y consolide, à 7 kilomètres d’Alençon.
Les véhicules de l’Etat-Major Dio ont formé un carré dans un champ un peu à l’écart : l’accès par des bouts de chemin encore à peine reconnus en est scabreux. Ce carré offre l’hospitalité au Général et à quelques officiers qui s’étendent par terre, face à la nuit. Un silence relatif s’établit.
A une heure du matin cependant, un mortier, qui a dû patiemment attendre sa chance, y place quelques coups heureux, allume un half-track dont les munitions crépiteront progressivement jusqu’au matin. Le Général ne dort pas : il pense aux ponts d’Alençon nécessaires au repli allemand comme à notre avance et qui seront dans la main de celui qui les aura la clef de la manœuvre. Dès l’arrivée à Champfleur, il a demandé au colonel Noiret d’y pousser de nuit, et sans délai, des reconnaissances : de cette mission, il craint que les exécutants ne saisissent pas aussi bien que lui la cruciale importance.
Il détache d’abord un officier pour voir ce qui s’y passe, puis rejoint de sa personne la patrouille de chars légers et d’infanterie qu’un habitant guide dans l’obscurité de la ville. Tous arrivent en vue d’un pont silencieux, devant lequel l’infanterie met pied à terre, puis qu’elle reconnaît inoccupé : c’est le pont de la rue de Sarthe. Le Général s’assied sur le parapet, ponctue de sa canne les quelques ordres qu’il donne pour l’occupation des autres passages, réfléchit un instant et repart sans hâte.
La forêt d’Ecouves
Au retour, toujours en pleine nuit, la Jeep du Général, engagée sur la sortie d’Alençon vers Mamers, se trouve nez à nez avec une voiture allemande. L’inséparable canne est heureusement doublée par le colt du commandant de Guillebon ; le chauffeur abattu, les autres sortent en levant les bras.
Cette rencontre fortuite dissuadera les colonnes qui suivent de venir jusqu’aux ponts. Elle va nous apprendre, en outre, des choses fort intéressantes. D’abord, des coups de crayon sur une carte : la 9e Panzer, qui devant Langlade et la 5e Division blindée américaine s’est réfugiée dans la forêt de Perseigne, abandonne cette nuit ce repaire pour se porter dans la forêt d’Ecouves. Puis une autre division, la 116e Panzer, qui aujourd’hui encore combattait à Mortain, vient de prendre liaison avec elle.
L’ennemi renonçait donc (un peu tard) à son effort offensif sur Mortain. Il allait tout de même s’y battre encore plusieurs jours, le temps nécessaire à essayer de se rétablir. Au sud de Mortain, et courant droit à l’est, les hauteurs boisées de la forêt d’Andaines lui offraient une barrière rectiligne de 30 kilomètres. Dans son prolongement, plus à l’est encore, et interdisant les débouchés d’Alençon vers le nord, le bastion circulaire de la forêt d’Ecouves. Entre les deux forêts, le couloir sud-nord de Ciral mène vers l’éperon de Carrouges, qui domine tout le pays. En définitive, ce n’est qu’au nord-est de la forêt d’Ecouves que le passage s’ouvre du Maine vers la Normandie par la trouée de l’Orne, de Sées vers Argentan.
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Garnissant la forêt d’Ecouves avec la 9e Panzer, il prélevait de Mortain la 116e pour barrer la trouée de Sées tandis que la 2e Panzer venait défendre le couloir de Ciral. Il escomptait ainsi couvrir le temps nécessaire les routes qui de Condé et de Flers convergent sur Argentan avant de repartir, l’une, la Nationale 24 bis, sur Paris, l’autre, la Nationale 816, vers Trun et Rouen : dernières artères à gros débit indispensables à son décrochage.
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Au petit jour, le Général lance sur Sées le groupement Billotte, jusqu’ici tenu en réserve. Sées n’était pas notre objectif, mais celui de la 5e Division blindée: après Alençon nos axes s’infléchissaient sur Carrouges, traversant la forêt d’Ecouves. Sans renoncer à l’attaque frontale, le Général estime cet obstacle tel qu’on ne peut en venir à bout qu’en le débordant.
Le débouché Billotte est si inopiné que les chars de la 9e Panzer qui se portent aux lisières de la forêt pour interdire la route arrivent trop tard : ils n’attaquent plus que les éléments de seconde ligne, batteries de D.C.A. et ravitaillement.
A Sées même, atteint sans difficulté, le Général décide du temps suivant. Ignorant jusque-là la situation de la 5e Division blindée, il n’aurait pas hésité, si celle-ci avait été en retard, à gagner un temps sur l’ennemi en prenant Argentan. Voici cependant, arrivant en même temps que nous sur la grand’place qu’anime déjà toute la population mêlée à nos chars, quelques-uns de ses officiers. Argentan redevient automatiquement leur affaire ; et l’objectif assigné au colonel Billotte, lui aussi sur la route nationale si vitale pour l’ennemi, est Ecouché, 10 kilomètres à l’ouest qui commande également un pont sur l’Orne.
Billotte (sous-groupement Warabiot) marchera par la route directe, via Mortrée, Saint-Christophe. Son autre sous-groupement, Putz, empruntera d’abord la Nationale 808 jusqu’à Tanville : le Général n’oublie pas qu’il a la responsabilité de la forêt, et il en marquera ainsi toute la bordure nord. De Tanville il doit rejoindre Ecouché par Le Cercueil et Boucé.
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Laissons pour l’instant Warabiot (avec qui marche Billotte) foncer sur son itinéraire. Et aussi Dio, qui a entre temps reçu ses ordres, rameuter son groupement sur Ciral et Carrouges ; Roumianzoff faire la chasse aux blindés qui sortent encore de la forêt de Perseigne; Langlade, stoppé net par une imposante Bombline au sud de cette même forêt, tout à coup réservée à l’aviation, reprendre ses rênes et par un long détour venir se présenter de front devant l’autre forêt, plus inquiétante, d’Ecouves. Et enfonçons-nous avec le Général, derrière Putz, sous les hautes futaies qui bordent la Nationale 808.
La fusillade éclate aux lisières mêmes de Sées. Le régiment de tête de la 116e Panzer termine son mouvement : il en est encore à déployer ses bataillons, un de chaque côté de la route. Il esquisse une parade, met en place quelques antichars. Sur la route il est bousculé, cherche un couvert en forêt, où l’infanterie le déloge. En deux heures il est taillé en pièces. Putz, puis le Général arrivent au carrefour de Tanville ; ce dernier établit là son P.C. : il est au centre de la bataille, au croisement de la route est-ouest vers Carrouges et de celle qui, d’Alençon, après avoir traversé toute la forêt, monte au nord vers Ecouché.
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Les radios nous y apportent leurs messages laconiques. A 20 kilomètres au sud Langlade, remontant vers nous, se heurte à du très dur : chars lourds et artillerie à qui le terrain rocailleux et montueux de la forêt offre d’imprenables repaires. Roumianzoff vient le renforcer, passe en tête avec sa reconnaissance plus légère : ce grand baroudeur gardera de la forêt un très vif souvenir. Il progresse durement, au prix de pertes chères. Sous ses ordres, le fils du colonel Rémy, qui commande nos spahis, est tué à sa tourelle.
De Tanville, le Général distrait alors Putz de sa mission sur Ecouché : par l’itinéraire du Cercueil partira seul un détachement léger avec Branet. Tout le reste s’enfournera plein sud sur les arrières ennemis, à la rencontre de Roumianzoff.
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A côté d’une batterie, le Général et son petit entourage assurent la garde du carrefour : on y verra refluer à la fois les prisonniers de Branet, colonnes au pas conduites par leurs propres cadres, les blessés et quelques Allemands venus de l’ouest, étonnés de nous trouver là. Au fur et à mesure que tombe le soir, le tir de la batterie qui soutient Putz nous indique en s’allongeant la progression de ce dernier. En approchant de la Croix de Médavi, à 17 h. 45, son char de tête a détruit une automitrailleuse, mais est tombé à son tour. Contre le repaire fortement tenu, l’infanterie met pied à terre : elle va elle aussi se faire de la forêt dense une complice. Avec les ruses du chasseur approchant le gros gibier, l’équipe qui sert un bazooka guette son char à 10 mètres : on verra — la pile qui sert à la mise de feu étant usée — le tireur étouffer un juron, mais rester immobile, les yeux sur sa proie, pendant que son coéquipier rampera à la recherche d’un rechange. Deux chars sont détruits, l’artillerie prise à revers ; après un rapide et brutal combat l’important point fort est dépassé. Dans la nuit et la forêt rougeoyante, Putz se consolide. Aux petites heures, il repart : encore 2 kilomètres de bagarre; à 6 heures du matin, il prend à revers les derniers chars et fait sa jonction avec Roumianzoff. Tous deux remontent ensemble vers le nord : la forêt est traversée.
Carrouges
Dio, cependant, d’Alençon avait commencé la matinée par 10 kilo-mètres plein ouest, dans la poussière et le gaz-oil qui cuisent les yeux et les gosiers. Avant de remonter au nord, il avait été salué au passage par la 3e Division blindée américaine, qui serrait de Mayenne, puis il était parti gaillardement sur Ciral. Abordant le pays par deux itinéraires, il trouvait l’un encombré de boches et l’autre presque vide. Il avait progressé sur le second, pris le premier à rebrousse-poil, et Gral trouvait très naturel d’avoir d’entrée cueilli, avec l’appui de quelques chars, un bataillon complet avec son matériel.
A Ciral, force était bien de s’arrêter pour le « nettoyage ». Tout en recommandant à ses hommes de ne pas y perdre trop de temps, le colonel Dio, qu’une entorse rive à sa voiture, se constitue une avant-garde : deux Sherman, sa Jeep, deux autres Sherman. Et en route sur Carrouges, dans le vacarme, la poussière, le soleil… et le feu.
Car ce nouveau tronçon est lui aussi grouillant, cette fois avec des blindés. L’aviation précède en piquant sa petite colonne qui tire de tous les bords. Juste ce qu’il faut comme mise en scène ; les équipages des chars allemands sautent de leurs machines, s’embusquent dans le fourré d’où ils tiraillent à qui mieux mieux. Dio passe en grand seigneur, environné de son nuage de coups de canon et de balles : sans coup férir le voilà à Carrouges.
D’un coup d’œil il s’assure du pays, repart dans sa Jeep pour le même trajet en sens inverse, sous la même fusillade. A Ciral il retrouve son gros. « Ça pète de tous les bords… suivez-moi ! On y retourne ! » Il remonte, se consolide à Carrouges. Le même élan l’emmène plus au nord jusqu’à Menil-Scelleur. Et, dans une propriété voisine, le lieutenant Serrano tombe sur l’emplacement encore chaud de l’Etat-Major de la division : tout ce grouillement dans lequel on vient de tailler, c’est la 2e Panzer, notre « correspondante » de la Wehrmacht. Elle venait garnir la trouée de Ciral !
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De Carrouges, Dio essaiera encore de se rabattre sur Tanville et le Général, mais en vain : la Lande de Goult, qui nous sépare, est trop solidement tenue. Demain matin Roumianzoff, renforcé par l’escadron Boissieu, tentera de la prendre à revers sans plus de succès. On n’y perdra pas davantage de temps, et tout le monde se retrouvera plus au nord.
Ecouché
De Tanville, à la fin de cette même après-midi du 12, on a vu Branet disparaître vers Le Cercueil. Un peloton d’automitrailleuses, un de chars légers, un de Sherman : la composition théorique idéale d’une reconnaissance en force. A la dernière minute, il embarque dans sa Jeep un des chefs du maquis local, sobriquet Marsouin, qui lui servira de guide.
La reconnaissance nerveuse bute d’abord dans du mou : d’amorphes formations sanitaires que Branet, furieux, s’égosille à faire dégager et refluer. Il n’est pas là pour étiqueter et ranger tous ces visages bovins et empressés qui viennent se mettre à ses ordres. Puis voilà du plus sérieux, des pelotons d’A.M., qu’il disperse. A Francheville, où son itinéraire converge sur celui qui monte de Menil-Scelleur, son automitrailleuse de tête voit surgir d’un angle de maison un camion allemand qui prend par priorité la route où elle doit elle-même s’engager. Elle l’y suit et l’allume. Un demi-tour instantané de sa tourelle lui livre le second camion, qui continue après lui avoir obligeamment cédé sa place dans la colonne. Celle-ci s’immobilise pêle-mêle, gros half-tracks d’artillerie, pièces tractées déportées par le coup de frein brutal, en tout vingt-cinq véhicules. Le convoi français lui aussi s’arrête : par dessus les haies il voit maintenant son adversaire, à qui il règle son sort. Le combat s’élargit ; par derrière, en effet, à l’abri des fourrés, quelques Panther se rechenillent et se ravitaillent ; deux d’entre eux sortent : presque au jugé, dans le soir, ils sont pris à partie et détruits, deux autres .abandonnés. Branet n’a même pas réalisé l’étendue de son succès : il se cercle pour la nuit dans Francheville, dont le maire, un de ses amis de jeunesse, vient à cheval de sa propriété voisine lui faire les honneurs, et qu’il laisse en repartant au matin se débrouiller avec ses prisonniers.
Le lendemain, à Boucé, sur la route Carrouges-Argentan, il tapera encore sur des colonnes en retraite, qui laisseront sur place quelques canons et quelques chars. En combattant jusqu’au bout, la «reconnaissance en force » atteint le but qui lui était assigné, Ecouché, où est arrivé quelques heures auparavant le colonel Warabiot.
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Ce dernier était, on s’en souvient, parti de Sées vers midi, toujours le 12. A Mortrée, où il devait passer, les Américains sont durement accrochés.
Buis, qui commande l’avant-garde, file par la gauche, via Montmerré, où le seul itinéraire qui lui reste est un chemin creux et sinueux, le type même de ceux qu’un commandant de blindés a en horreur. De fait, le char de tête ne tarde pas à disparaître dans une violente explosion, sans qu’on puisse discerner d’où est parti le coup.
Quelques chars sortent de la route. L’infanterie, à droite et à gauche, manœuvre vigoureusement. Le difficile chemin, au pied du château de Saint-Christophe, on en vient progressivement à bout, et la colonne débouche sur le vaste glacis qui vient mourir aux premières maisons d’Argentan, champs de blé déjà mis en gerbes, coupés de haies poussiéreuses.
Le chemin est encombré de véhicules : en même temps qu’ils se mettent à la besogne, nos chars se déploient dans les blés. La nuit est arrivée; c’est à la lueur des incendies que le reste de la colonne trouve son chemin sinueux autour des carcasses de ses prédécesseurs, arrive au dernier mouvement de terrain qui redescend sur Ecouché et sur l’Orne. Là, devant la résistance qui s’est durcie, elle forme le carré pour la nuit.
Que lui réserve le matin ? L’ennemi qui vient à sa rencontre (c’est toujours la 116e Panzer) a-t-il organisé sur ce point qui lui est si vital un dispositif cohérent ? Va-t-il essayer de desserrer l’étreinte et de reprendre l’initiative ?
Au lever du jour, Buis repart.
Et voilà, après encore quelques centaines de mètres d’une descente aisée, la Nationale 24 bist but de tous nos efforts.
Elle sort du village à peu près là où nous y entrons : derrière un triangle de prés bordés de haies, on ne la verrait pas, n’étaient les silhouettes de tous les véhicules qui s’y pressent. Ils semblent glisser sur le feuillage qui les masque à mi-hauteur. Pour Buis, la vision est hallucinante. Comme un mirage, elle se survit quelques secondes dans son même équilibre, déjà irrémédiablement compromis: les canons de tous les chars se sont inflexi-blement tournés sur elle, elle se volatilise dans la fumée et les cris.
Ainsi occupé aux lisières, le détachement pousse immédiatement une antenne au cœur du bourg, objectif : Traverser la Nationale 24 bis et s’emparer du pont sur l’Orne. Brutalement stoppée à la sortie, la colonne ennemie bute et s’embouteille aussi loin qu’on peut voir : l’aviation y dénombrera au moins quatre cents véhicules. Au croisement, inutile pour Galley d’essayer de passer : il doit se borner, en jurant, à tirer dans le tas.
Par un détour de ruelles, il arrive cependant à une zone moins engorgée, bascule quelques carcasses, passe quelques chars de l’autre côté, arrive au pont, qu’il franchit. Passant le nez au coin de la maison qui est sur l’autre rive, le premier Sherman, immédiatement renseigné par son homme à pied, se renfonce à temps du mètre nécessaire : le 75 tiré à bout portant par l’adversaire n’écorne que le mur. Pris à partie à son tour, le Panther, avec deux ou trois congénères, prend le maquis, où nos obus les poursuivent. Le passage de l’Orne est définitivement acquis.
L’étau
En trois jours de combat, dont le rythme s’était progressivement précipité pour aboutir à ces ruées sauvages qui zébraient le pays dans les sens les plus inattendus, épaulée à droite par la 5e Division blindée américaine, qui avait progressé jusque devant Argentan (qu’elle n’avait cependant pu prendre), la Division s’était avancée comme la mâchoire d’un étau jusqu’à l’Orne, à 30 kilomètres des Anglais qui, du nord, atta-quaient Falaise. Nous étions suivis par les deux divisions d’infanterie du Corps, 79e et 90e, que va bientôt rejoindre la 8oe. Dès le 13 après-midi, et nos ordres nous interdisant d’aller plus loin, nous pouvons ainsi resserrer notre dispositif pour occuper un front en équerre, dont Ecouché est le pivot. Sa branche nord s’étend jusqu’à Argentan, dont elle surveille les lisières (nos spahis y pénétreront même un instant, laisseront un drapeau à la mairie, mais devront se replier devant des chars trop lourds). Sa branche ouest descend jusqu’à Carrouges : le 15, après l’arrivée des Américains dans cette ville, elle se rétrécira jusqu’à Boucé.
Cette image de charpentier ne doit cependant pas évoquer une ligne continue et solide, séparant sans équivoque amis et ennemis. Sur notre périmètre nous occupons les points-clefs : l’un d’eux, à Fleuré, à 1 kilomètre au sud d’Argentan, dont il surveillait les sorties de la gare, est tenu par le Général lui-même, qui s’est adjoint les chars de Vitasse. Entre eux, nous sommes «à peu près » maîtres des itinéraires, sans qu’on sache très bien où s’arrête cet à peu près. Un petit convoi sanitaire qui rejoint après avoir évacué ses blessés tombe par exemple aux mains de l’ennemi. Celui-ci se pique cette fois de galanterie : ce sont des femmes, dures et courageuses, qui conduisent nos ambulances. Obligé de s’enfuir à son tour, il laisse sur place Mme Torrès, n’exigeant d’elle que la promesse de lui laisser deux heures de champ avant de prévenir qui que ce fût.
L’Allemand, à moins de tout abandonner et de filer de nuit à travers champs (quelques-uns le feront et nous assisterons souvent au matin à d’impitoyables chasses à l’homme derrière les meules ou les haies), ne pouvait donc aller bien loin. Le plus souvent, il restait terré dans ces forêts, que nous nous étions contentés les premiers jours de parcourir de deux ou trois coups de lardoir : l’infanterie américaine devra pendant toute une méthodique semaine l’en déloger quartier par quartier.
D’autres fois, cependant, un officier groupait quelques chars et quelques véhicules, faisait ses pleins. Dans le brouillard du matin, la colonne débouchait comme une taupe au soleil : le 14, celle du capitaine Jess, qui s’était maintenue jusque-là à la Lande de Goult, défile ainsi en zigzag sur tous nos arrières, se heurte à nos sapeurs qui reconnaissent l’Orne, reflue sur Mortrée, où elle emprunte carrément la grande route. Son vacarme alerte les spahis, qui n’hésitent pas à la poursuivre avec ce petit obusier de 75 sur chenilles que nous baptisons poétiquement « lance-patate ». Elle essaime ses chars et ses half-tracks. Avant d’être elle-même détruite, elle avait mitraillé aveuglément sur son passage. Entre d’autres, le chef d’escadron Blanchet, vieux compagnon de Syrie — de plus actif, de plus lucide, de plus vivant il n’y en a pas — était sauté de sa Jeep pour faire face à cette inattendue et sombre ferraille ; nous le relèverons un peu plus tard, une rafale en pleine poitrine.
Surtout, il y avait le déferlement venu de l’ouest, cette marée d’unités en sauve-qui-peut, ignorantes de la situation, qui venaient buter sur nos postes. Quelques-unes se ressaisissaient, groupaient des moyens, montaient une attaque : Carrouges, Boucé, Ecouché seront ainsi durement pressés. On les arrêtait, puis on ne résistait pas au plaisir de faire encore un pas en avant, d’aller les ramasser. Nous y verrons les spécimens de sept ou huit divisions, les paquets sournois des S.S. Jusqu’à ce que, vers le 16, la montée de la 3e Division blindée américaine vers Fromentel et Batilly ait aligné notre redent.
Tout refluait vers le nord. Après la stupeur d’Ecouché, l’arrêt brutal et l’embouteillage du trafic sur la Nationale 24 bis où le carnage de Buis avait été prolongé et amplifié par celui de l’aviation, les colonnes allemandes s’étaient infléchies tant bien que mal par les routes secondaires qui, passant entre Argentan et Falaise, les ramenaient à Trun, où elles retrouvaient une route nationale vers Bernay et la Basse-Seine. Sur les plus méridionales de ces routes, jusqu’à Occagnes, notre artillerie va encore leur infliger des leçons sévères : au point qu’elles y renonceront presque complètement, même de nuit, pour s’engouffrer comme par un entonnoir sur le passage à peu près unique de Pierrefitte : l’aviation leur y laissera peu de répit.
*
Ce qui restait encore de ce trafic sera définitivement interrompu les 18 et 19 août par la jonction à Chambois du Ve Corps avec les Canadiens et les Polonais venus de Falaise. De notre côté l’opération, encore dure, partie de Bourg-Saint-Léonard et de la forêt de Gouffern, avait été menée par la 90e Division d’infanterie américaine : le groupement Langlade avait fourni sur sa droite l’appui blindé nécessaire. On avait vu, alors que la jonction était déjà assurée par les deux infanteries, une dernière et désespérée tentative, menée par une vingtaine de chars, dans la vallée au pied du village. Des deux versants de la Dive, que nous tenions, les artilleurs, dirigeant le tir des pièces mêmes, avaient fait de faciles cartons. Chambois restera dans notre souvenir le charnier type, celui où, pour ouvrir un passage aux véhicules, l’Américain, pratique, déblayait les cadavres au Bulldozer.
Entre temps, la 8oe Division d’infanterie américaine avait pris Argentan. A Ecouché même, le 18, la route venant de Fiers amenait la 11e Division blindée britannique. Les battle dress et les casques plats, qui évoquaient chez nous les premiers camarades et les combats d’Afrique, étaient arrivés en deux files qui, sans interrompre leur allure chargée et économe d’efforts, mais en détendant un sourire complice, avaient échangé avec nous leurs laconiques « Hello ». Nous nous étions écartés pour leur livrer passage sur le pont de l’Orne. De l’autre côté, ils s’étaient déployés, suivis de leurs chars. Bientôt, on avait entendu crépiter les mitrailleuses.
Nous étions libérés du contact, disponibles pour d’autres missions.
par le Lieutenant-Colonel Repiton-Préneuf
LA 2E DB EN NORMANDIE
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La 2eme D. B. dans la BATAILLE de NORMANDIE
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