BILAN
(extrait de » LA 2E DB – Général Leclerc – EN FRANCE – combats et combattants » – ©1945)
Treize mille tués
— les uns à leur poste, aux détours des haies normandes, aux lisières des forêts lorraines, aux maisons d’Alsace
— les autres, le plus grand nombre, surpris par derrière, bousculés dans leur retraite, butant dans nos barrages.
Cinquante mille prisonniers,
cueillis par isolés ou par paquets, sortis du combat la peur au ventre ou livrés par les villes en interminables cohortes.
Quatre cents chars et canons automoteurs.
Toute la faune : Panther, ]agdpanther, Rhinocéros, Tigre égaillés sur les routes de Normandie, oubliés à quelques carrefours du Paris qu’ils avaient cru dominer, entassés au cimetière de Dompaire, enlisés dans les champs d’Alsace.
Cent vingt pièces d’artillerie, deux cent cinquante canons antichars,
beaucoup démolis en position de tir, les cadavres de leurs servants encore à côté d’eux.
D’autres, basculés dans les fossés, d’autres, abandonnés intacts en ordre de retraite.
Trente-deux avions,
poussés sur nos colonnes lorsque le vent de la défaite déliait leurs Etats-Majors de leurs draconiennes restrictions, à Baccarat, à Strasbourg.
Et, parsemant aussi toutes nos autres routes, tant de véhicules divers qu’on ne peut pas les dénombrer.
Ces pertes ont été infligées à l’ennemi par action directe pendant la seule campagne de France
et par une Division qui comprend seize mille hommes et environ deux cents chars.
Chacun de ces hommes était poussé vers l’avant, sus à l’ennemi, par une force qu’il ne questionnait pas.
Pas plus qu’il ne questionnait ses fatigues ou ses blessures.
Pas plus que ses camarades ne questionnaient son sacrifice s’il tombait.
Et ceux qui sont tombés marchent encore du même élan : ils sont maintenant devant nous.
Pourquoi cet élan ? Parce que la campagne qui nous a été donnée reste la plus belle qu’il puisse être donnée à une armée d’accomplir.
Elle nous a ramenés chez nous, province par province ; elle nous a réunis à notre peuple, dans une unanimité des visages.
Unanimité des minutes rares et brèves : celles ou, au cours des siècles, un peuple tire la leçon de ses souffrances, se hausse un instant au-dessus de lui-même et, avant que la pudique et nécessaire quotidienneté reprenne ses droits, laisse libre cours à son unité et à sa foi.
La campagne de France terminée, la Division s’est regroupée dans le Centre, a pris part contre les Allemands retranchés à Royan à la libération des bouches de la Gironde. Puis elle est partie pour l’Allemagne.
Exactement un an après son départ de l’Afrique, ses colonnes ont passé le Rhin, à Ludwigshafen, a Karlsruhe, à Kehl.
Elles ont traversé les collines ondulées du Wurtemberg, la Souabe autrefois pittoresque que le printemps en fleur dispute à la fumée des décombres.
Elles ont franchi le Danube, combattu au cœur de la Bavière, forcé Berchtesgaden.
Dans cette marche elles ont rencontré d’autres visages. Prisonniers sortis des campagnes vertes — ou restés avec leur espoir dans les ruines des usines et des villes — ou rongeant leur fièvre dans les camps, plus mûrs, plus graves que la grande foule française. Déportés au terme d’une nuit où ils ont laissé la plupart de leurs frères, qui emportent en viatique une indicible, une incommunicable expérience.
Chez ces hommes resurgis du passé comme chez les foules qui bordaient les routes de France, comme chez le soldat qui après quatre ans de combats lointains débarquait en Normandie, le même regard, parti du même fond, ne doute pas du lendemain.
Quelque difficiles que puissent être les heures à venir, nous nous sommes maintenant trop bien reconnus pour ne pas triompher.
R. P.
Dïessen-am-Ammersee – Mai 1945.