Renaissance d’une Artillerie en Afrique
Extrait de LA 2e DB – Général Leclerc – Combattants et Combats – EN FRANCE
LES opérations du désert, où la mobilité, la rapidité d’intervention, les possibilités d’attaque et de décrochage instantané, 1′ «insaisissabilité », si l’on ose dire, sont les qualités essentielles, semblaient peu propices à l’emploi de l’artillerie.
Mais d’autres règles régissent la guerre moderne au désert. On la compare souvent au combat naval : flottes de véhicules pouvant opérer très loin de leurs bases, s’éclairant, se cherchant, évoluant en formations, manœuvrant pour se présenter au mieux, attaquant soudainement de toute leur puissance, décrochant avec la même rapidité; la comparaison peut être poussée très loin. Et la loi du plus gros calibre et de la plus grande portée, qui l’emportent à manœuvrabilité voisine, s’y est vérifiée constamment. En se pliant à ces disciplines, l’artillerie va jouer un rôle essentiel dans les combats, surclasser l’ennemi en puissance et en portée et progresser elle-même dans une nouvelle voie qui aura son couronnement dans la campagne de France. Pour remplir ce rôle il a fallu en effet qu’elle se transforme. D’un camion commercial et d’un canon de montagne on fit un automoteur accompagnant les patrouilles les plus légères. Il fallut changer les doctrines et les méthodes d’emploi, faire du canon un élément de pointe, le point fort d’une patrouille, tout en lui gardant ses possibilités anciennes d’action de masse. Il fallut convaincre le fantassin du désert de l’importance du rôle du canon. Il fallut surtout réaliser cette union intime, cette conception unique du combat obtenues par la vie commune, par le contact permanent entre les différentes armes, qui se sont révélées comme la nécessité essentielle du combat moderne.
Les enseignements de ces combats, confirmés par l’expérience de l’artillerie blindée de la VIIIe Armée britannique, ont été la base de la doctrine de l’artillerie de la Division.
Mais revenons aux débuts.
Le 27 août 1940 trouve l’artillerie de l’Afrique française libre dans le plus grand dénuement : quelques canons de côte désuets ou inadaptés à leur mission, deux sections de 75 de montagne, dont l’une portée… à dos d’homme, très peu de personnel. Mais, si les hommes sont peu nombreux, ils ont la foi. Aucune difficulté ne les rebutera.
La côte
Le premier danger vient de la mer. Il faut y parer aussitôt. Et le travail commence partout à la fois, à Manoka, à Douala, à Libreville, à la Mondah, à Port-Gentil, à Pointe-Noire, les «coupe-coupe » ouvrent à travers la forêt équatoriale le chemin aux lourds tubes de 155 débarqués sur les plages et traînés au rythme des mélopées indigènes.
On vit d’expédients; la science toute fraîche acquise la nuit précédente par l’officier sur la conduite du tir à la mer ou le béton armé est transmise le matin même aux subordonnés. Les solutions classiques sont inapplicables par manque de moyens ; on recourt à des solutions de fortune, souvent très audacieuses, qui vaudront à leurs auteurs bien des moments d’anxiété, mais qui réussiront.
Le climat épuisant, le défrichage de zones vierges, les miasmes des marécages au milieu desquels il faut vivre et travailler frappent dure ment la santé du personnel. Qu’importé ! la volonté domine la fièvre, et le travail continue.
En quelques mois, en avance sur les programmes, l’ossature de la défense est en place. Ensuite on perfectionnera sans arrêt. En tout, 6 batteries lourdes d’artillerie de côte, 2 batteries lourdes de D.C.A., 4 sections légères de côte seront mises sur pied.
Puis, quand la menace maritime diminuera, les officiers de la côte : Demarle, Rogez, Crépin en tête, obtiendront la récompense tant attendue : monter au Tchad.
Les dernières pièces au désert, au Tchad les mêmes difficultés se présentent. Elles sont résolues avec la même volonté.
On prépare Koufra. Une première étape de mise en place de la section de 75 de montagne du lieutenant Ceccaldi montre que les vieux Laffly qui l’équipent ne sont plus en état de faire campagne. En trois jours, par un froid rigoureux, sans atelier, on aménage pour les remplacer quatre Ford commerciaux. Mais la colonne est trop lourde, il faut tout réduire. On n’emmènera finalement qu’une pièce avec 400 coups.
Les 800 kilomètres de désert «infranchissable » sont franchis, une première position, prise à partie par les canons de 20 du fort d’El-Taz, est abandonnée pour une position dans le village d’El-Jiof, d’où un harcèlement continu, exécuté d’emplacements différents faisant croire à une multiplicité de pièces obtiendra au bout de huit jours la reddition de la garnison. Les officiers italiens reconnaîtront après leur capture que les tirs de notre unique canon ont décidé de la capitulation.
En janvier 1942, les opérations étant limitées après les revers de la VIIIe Armée, seul un obusier de 115 anglais porté sur camion de la base P., la «bombarde à Pons», comme nous l’appelions, joue un rôle décisif dans la prise du poste de Tedjéré par le commandant Dio.
Réduite parfois à l’unité toute nue, dont une défaillance la ferait disparaître de la scène, l’artillerie reste ainsi présente au combat, affirme sa nécessité, se dégrossit un matériel et des hommes.
Soldats venus de Norvège, rescapés de Dunkerque, évadés de Brest ou de Cherbourg, civils venus du monde entier, jeunes taupins, instituteurs, ouvriers, paysans, échappés par Bayonne sur les derniers bateaux anglais d’évacuation ou plus tard sur un canot breton, ou venus par une prison espagnole : les plus vieux ont une tradition militaire, mais ils s’en méfient, en ayant surtout connu les défauts dans la courte campagne de 1940; les jeunes (plus que les jeunes de tout autre temps) tiennent leurs aînés pour responsables de la défaite. Ils se regroupent dans l’admirable hospitalité anglaise, où la foi en la France, le désir de la lutte les souderont vite en un bloc homogène. Leur formation technique est amorcée au camp de Camberley.
Un beau jour ils quittent ces ombrages, endossent un uniforme de toile. A l’autre bout du voyage, et sans transition, ils sont appelés à former et à commander les noirs. Problème qui pour les novices est toujours difficile. Maintenant il se complique encore de l’ancienne règle intangible qui veut qu’on ne mélange pas les races. Il ne peut plus en être question, et la pénurie de blancs les oblige à leur confier des postes de spécialistes pour lesquels on les considérait jusqu’ici comme inaptes. On utilisera au mieux les aptitudes naturelles de chacune de ces races : le Camerounais, à l’intelligence développée, fera un chauffeur, un calculateur ou un télé-phoniste; le bel athlète Sarah, courageux mais fruste, un servant de pièce. L’urgence des résultats à obtenir, le but qui est devenu la pensée de tous font s’évanouir toutes ces barrières des «tabous » raciaux, hiérarchiques… ou administratifs. Et dès qu’on sent poindre les premiers résultats la confiance et l’énergie se décuplent.
Fezzan – Tripolitaine- Tunisie
En novembre 1942, quand les forces du Tchad se rassemblent dans les contreforts du Tibesti, attendant l’heure du déboulé, le travail de deux années aura produit ses fruits : l’artillerie est prête pour son nouveau rôle.
Ce rôle, elle aura à le remplir dès les premiers contacts avec les Compagnies sahariennes italiennes. Marchant avec les éléments de tête, s’engageant dans des conditions très audacieuses, elle surprend l’ennemi et attaque ses voitures avant qu’il puisse mettre ses armes en action; elle le surclasse dans l’action principale par la plus grande efficacité de ses projectiles; elle le pourchasse quand il décroche.
A côté de ces rencontres toutes de mobilité, l’artillerie aura à entreprendre des interventions plus classiques : par exemple, contre la très forte position retranchée d’Um-el-Araneb il lui faudra, dans un duel rapide, détruire une artillerie ennemie plus nombreuse et bien enterrée, puis être l’élément essentiel de la décision par ses tirs faits au plus près.
En Tunisie, une même dualité d’emploi se retrouvera : l’artillerie appuiera la progression d’éléments de cavalerie, comme elle couvrira leur retraite quand Rommel nous attaquera, ne décrochant que lorsque les blindés ennemis auront presque encerclé les pièces. On verra même des canons de montagne accompagner des compagnies à pied audacieusement jetées dans la montagne pour harceler les arrières ennemis. Mais, regroupée, comme au Djebel Matleb, elle concentrera ainsi ses tirs, agira par la manœuvre à la masse de ses feux pour disperser d’importants éléments adverses, arrêter net des contre-attaques.
Le commandement anglais lui donnera alors une grande preuve d’estime et de confiance : il la renforce d’un régiment anglais pour la dernière partie de la campagne.
Sabratha
La campagne de Tunisie était finie. Le 13 mai, les artilleurs du Djebel Garci avaient vu au matin un grand drapeau blanc s’agiter au sommet du Fadeloum et, des vallons qu’ils dominaient, monter de longues files de prisonniers. Depuis, ils avaient regagné les sables de Tripolitaine et, installés sous les palmiers d’El-Agelat, s’étaient remis au travail.
Les rangs des anciens avaient grossi. L’instruction des nouveaux engagés se faisait dans divers cours de spécialistes : radio, téléphonistes, chauffeurs, chefs de pièce, pointeurs, topographes, servants gagnaient matin et soir un bouquet de palmiers ou une touffe de doums : leur salle de cours.
Les cadres, eux aussi, s’étaient accrus de nombreux officiers recrutés en Tunisie ou venus d’Afrique avec les derniers renforts. Presque tous très jeunes, ils avaient besoin d’un complément d’instruction, et les 75 de montagne ou de campagne comme les 25 livres anglais qui avaient armé la Force L allaient permettre d’entreprendre une longue série d’écoles à feux. Curieux champ de tir que ces dunes où l’œil s’égare, voit une forêt là où végètent quelques doums, où le tireur s’étonne de voir un ou deux coups couvrir l’objectif qu’il croyait immense et multiplie les bonds de hausse pour atteindre une dune toute proche et qui fuit à limite de portée.
C’est dans cette atmosphère de travail, dans cette ambiance monacale que prennent souvent les garnisons du désert que naquit le 3e R.A.C., sous les ordres du lieutenant-colonel Crépin. Riche de tout le travail accompli, de l’effort soutenu, de toute l’expérience acquise au cours de trois années fécondes, cette unité sera le fondement de l’artillerie de la future 2e Division blindée.
Maroc-Angleterre
A Sabratha, en août 1943, la nouvelle arriva soudain de l’acheminement immédiat sur le Maroc et de la constitution de la Division blindée.
Une artillerie divisionnaire à 3 groupes de 105 automoteurs allait se constituer. Outre le 3e R.A.C., les éléments en seront : un groupe du 64e R.A., groupe motorisé, mais qui a attendu vainement jusqu’alors de faire campagne et qui arrive incomplet; et un groupe du 66e R.A., qui ensuite s’appellera 1er Groupe du 40e R.A.N.A., groupe hippomobile, lui aussi fort incomplet.
La plus grande part des renforts qui sont nécessaires pour mettre ces unités sur pied sera fournie par les évadés de France à travers l’Espagne, qui apportent en même temps que leur ardeur une précieuse bouffée de l’air natal.
De tous ces éléments disparates, d’origine comme de formation diverses, naîtra un ensemble cohérent. Ce résultat ne sera pas obtenu du jour au lendemain; mais, si les uns ont derrière eux une expérience déjà longue, tandis que d’autres ont à changer des habitudes qu’ils sentent périmées, et d’autres tout à apprendre, tous sont animés d’une même volonté.
Les vieux canons amenés de Sabratha rendent là aussi les plus grands services, car la perception du nouveau matériel américain n’est pas immédiate; sur les rivages de Temara, on voit s’aligner les batteries de 75, se dresser les repères de position et au large s’élever des gerbes qui figurent des concentrations encore maladroites.
Chacun fournit son effort : tirs, manœuvres, instructions se succèdent sans arrêt, souvent même jusque tard dans la nuit, quand le tableau noir et les mathématiques reprennent leurs droits ou quand, après avoir quitté les pièces, les hommes font leur tardive école de conduite.
En avril et mai la Division fut transportée en Angleterre. Curieuse sensation que celle de passer brusquement du soleil déjà brûlant d’Afrique du Nord à ce pays couvert de prairies et d’arbres bien verts, où dans la douceur d’une civilisation presque oubliée tous nos hommes furent l’objet d’un accueil amicalement parfait.
Si cette période fut une détente, elle fut aussi dans le domaine de la préparation le moment de la dernière mise au point, celui des contacts avec l’artillerie américaine et ses méthodes : là furent jetées les bases d’une coopération, plus vitale encore que dans les autres armes. Et, si en embarquant encore une fois, la dernière celle-là, pour la France, l’artilleur gardait au cœur un peu d’anxiété, c’était à se demander comment cette grande somme d’efforts, de patients progrès individuels, de progrès en équipe, de fusion avec les autres armes, avec le matériel et les artilleurs alliés fructifierait dans l’action, celle qui devait couronner tous ces efforts sur le sol même de la Patrie retrouvée.
Colonel CRÉPIN.